Par Super Seven
L'âge d'or
Après les sorties consécutives de Bernadette a disparu sur Canal +, d’Apollo 10 ½ sur Netflix puis Hit Man encore sur Canal (malgré un passage remarqué à la Mostra de Venise), l’auteur américain prolifique Richard Linklater se fraie une nouvelle fois une place dans les rangs d’une compétition internationale avec Blue Moon, qui marque aussi le retour de sa collaboration avec Ethan Hawke plus de dix ans après Boyhood. Un “petit” film (au sens de la production, il a été tourné en deux semaines), qui ferait presque office d’amuse bouche avant le très attendu (en France du moins) Nouvelle Vague, s’il n’était pas déjà fourmillant de grandes idées.
L’argument est simple : le célèbre parolier Lorenz Hart assiste à la première représentation de la comédie musicale Oklahoma!, composée par son ancien partenaire Richard Rodgers. Difficile pour lui de rester en place lorsqu’il prend la mesure du succès à venir de Rodgers, synonyme d’aveu de son propre échec. Piégé par la scène qu’il lui est difficile de regarder, il s’empare de l’espace à sa disposition (le bar et lieu de réception de la salle) pour en faire son propre théâtre, celui de sa gloire passée, de ses projets futurs, de rencontres impromptues mais surtout de tous les possibles. Linklater revient au dispositif sobre en huis clos et temps réel qu’il expérimentait déjà brillamment dans Tape pour donner à cet agenceur de mots professionnel tout le loisir de déployer ses grands discours à qui veut bien l’entendre. Les déplacements aux coupes presque invisibles et le flot de parole délivré avec un timing impeccable par Hawke (on sait que la rigueur de Linklater ne laisse pas de place à l’improvisation) sont d’une fluidité qui donne l’illusion d’un tournage ininterrompu ou d’une représentation qui se déroulerait véritablement sous nos yeux. Cette limpidité doit beaucoup au scénario et dialogues écrits par Robert Kaplow (déjà scénariste sur Me and Orson Welles), qui fourmillent de jeux de mots et de références plus ou moins subtiles aux contemporains du parolier, le faisant aussi rencontrer toute une galerie de personnages secondaires qui lui renvoient tout aussi bien la balle (en premier Bobby Cannavale, barman dont on ne sait rien et qui offre ainsi à Lorenz un parfait miroir à ses réflexions et supporter à ses fantasmes).
Linklater fait tout de même exister l’extérieur, d’abord en faisant annoncer d’emblée à Hart l’existence d’une grande soirée dans sa demeure pour continuer les festivités, à laquelle il convie quiconque veut bien lui tendre une oreille attentive. La promesse d’une fête de tous les excès à la Gatsby, qui apparaît bien vite comme une manière de plus de poursuivre sa quête d’une jeunesse perdue. L’autre élément phare de cette recherche, c’est Elizabeth, jeune femme de laquelle il s’est éprise, idéale de perfection par sa beauté, son esprit, et surtout le fait qu’elle accorde son amitié à Hart. Incarnée par une Margaret Qualley finalement assez peu à l’écran, Elizabeth est pourtant le cœur du récit en ce qu’elle incarne d’abord le fantasme d’un retour à un idéal, puis la prise de conscience de la désuétude de Lorenz Hart. Ce dernier parle d’elle à qui veut l’entendre, entrant dans les moindres détails de moments d’apparence banals à la campagne pour leur donner via son verbe une poésie et une candeur qui nous amène nous aussi à vouloir croire en la possibilité de cette romance. Un élan brisé lors d’une longue séquence de discussion dans les vestiaires du théâtre, lieu appelant au secret et l’intimité grâce à cette enveloppe de manteaux de fourrure et son exiguïté, mais dont l’aspect érotique est contré par le positionnement d’Elizabeth qui parait gigantestque à côté de Lorenz, à ses pieds. Dans cet échange, celui qui jusque-là ne semblait pouvoir s’arrêter de parler verbalise lui-même sa capacité à être aussi un fin auditeur, comme pour conjurer le pathétisme d’une situation unilatérale, plus dans les affects que la parole.
Il faut bien finalement se mêler à la foule, ravaler son aigreur et complimenter les vrais héros de la soirée. Lorenz se sait battu, mais dans un ultime geste de rebelle (ou d’idéaliste ?) se met à imaginer une grande comédie musicale Marco Polo autour d’un amour impossible, qui signerait son retour sur le devant de la scène aux côtés de Rodgers. Un projet tendant bien plus vers le point d’interrogation que d’exclamation mais qui contient toute la tendresse du protagoniste, qui rentre seul vers sa grande soirée.
Pauline Jannon