Par Super Seven
La compétition suit son chemin avec, entre autres, les trois entrées françaises dévoilées en l’espace de vingt-quatre heures et que l’on attendait de pied ferme. Il faut dire que les cinéastes conviés (Léonor Serraille, Hélène Cattet & Bruno Forzani et Lucile Hadzihalilovic)forment un trio original, audacieux (car malheureusement pas des plus reconnus à leur juste valeur) et porteur de promesses de cinéma, sentiment somme toute assez rare dans les contingents tricolores des grands festivals internationaux. Trêve de suspense : Tricia Tuttle (la nouvelle directrice artistique de la Berlinale) a su faire honneur à trois gestes formels foudroyants et mémorables offrant d’ores et déjà une édition de haute voltige.
ARI – Torrents d’amour
Avec son troisième long-métrage Ari, Léonor Serraille revient au vertige de Jeune femme et donne un petit frère à ce – déjà très fort – parcours de trentenaire au bord de la crise de nerfs. Laetitia Dosch laisse place à Andranic Mannet pour une partition moins déviante et plus taciturne : on découvre Ari, vingt-sept ans, enseignant-stagiaire en maternelle, lorsqu’il s’effondre à la visite d’une inspectrice. La crise d’angoisse semble enregistrée lors d’un plan-séquence atomisé au montage, condensé sur son visage encerclé par les enfants qu’il n’arrive plus à mobiliser. Un champ contre-champ qui n’advient pas entre lui et l’environnement, entre lui et autrui. C’est tout l’enjeu du film : faire advenir le contre-champ, ou mieux, faire coexister au sein du même plan des connexions perdues puis retrouvées entre Ari et le monde. Car, foutu dehors par son père à l’annonce de son arrêt, le jeune homme erre de canapé en canapé, retrouvant des amis perdus de vue à la Feu-Follet. Comme pour Jeune Femme, la perte du domicile fixe permet de manifester l’instabilité même d’une narration dans laquelle tout est possible, et lance le personnage dans un ordre presque picaresque, Ari se séquençant très précisément en plusieurs blocs de discussion. La pluralité engrange les échos et les correspondances ; sans théoriser une ambition de description sociologique, Serraille fait émerger naturellement les points de comparaison entre les amis visités (et ce sur tous les plans : niveau de vie, rapport à l’avenir, à l’amour, à la parentalité). La précision est permise par la langue des comédiens, si organiquement éloquente quant au profil des personnages – entre Jonas, macroniste épicurien creusé dans la satire par Théo Delezenne, et Ryad, personnage écrit à l’image de son interprète Ryad Ferrad, tous les modes opératoires sont accueillis : on vous invite à lire notre entretien avec Léonor Serraille, dans lequel elle détaille son procédé de collaboration avec les comédiens lors de l’écriture du texte. Si la cinéaste sonde avec grâce les désarrois et de me les appétits d’une génération « fin de millénaire », le dialogue permet toujours de désamorcer les intuitions sentencieuses par le détachement, la dérision, l’imprécision même du langage. Même dans le tournant mélo qui clôt le film en confrontant Ari à l’idée de paternité, Serraille garde le même cap : ne jamais se limiter à la figure de son personnage mais absorber tous les torrents (de mouvement, d’énergie et d‘amour car Cassavetes n’est jamais loin) qui gravitent autour de lui. L’étreinte devient donc un motif, un idéal, bien plus profond que le marqueur scénaristique de réconciliation qu’elle représente souvent. Dans l’intervalle, les corps se heurtent et convulsent, comme un montage hachuré, densifiant, parti en quête de miracles – dans Ari, il y en a à peu près 24 par seconde.
REFLET DANS UN DIAMANT MORT – Adieu au pétrole
Avec la sensation pop et pulp du festival, les Français Hélène Cattet et Bruno Forzani livrent une œuvre aussi maniérée que cryptique – à première vue. Des figures de magnats du pétrole serial-killers et d’agents secrets en smoking défilent dans les hôtels de luxe et les salles de réception d’une côte d’Azur aux teintes 60’s et 70’s. Les arcs d’intrigue initiés fonctionnent toujours en faux-semblant désamorcés par une disposition anarchique et des échappées figuratives permanentes, dans un régime de collage d’images synthétiques du cinéma d’espionnage pastiché – un seul trait proprement scénaristique finit par se calcifier dans la seconde moitié : la quête obsessionnelle de la tueuse métamorphe Serpentik par l’agent John D. (Fabio Testi et/ou Yannick Renier). Plus qu’une note d’intention, ce labyrinthe dans lequel on exulte d’être plongé résulte du choix radicalement exécuté de faire continuité par la seule matière. En permanence, on change d’acteur, de décor, ou même de degré d’abstraction dans le plan grâce à un pur rapport de texture : le souvenir d’un baiser devient une gorgée de soda, la chair se confronte à la dureté des diamants. L’élément-maître du maëlstrom est définitivement le plastique, infiltré dans les fantasmes morbides d’un industriel du pétrole, la combinaison et les masques en latex de Serpentik, les diamants en toc qui font enjeu dans la lointaine intrigue du film, jusqu’au celluloïd incandescent dont est faite l’image (signée Manu Dacosse). Car si l’on pense d’abord naviguer à vue dans un souvenir fiévreux de Dr No, sauce giallo, dont les motifs des moquettes d’hôtel auraient des airs de red room à la Twin Peaks, la course-poursuite entre John D. et Serpentik va jusqu’à les faire s’échapper du tournage du film en cours. L’alternance entre le John D. de Yannick Rénier et celui de Fabio Testi, vieux, inoccupé et toujours obsessionnel des décennies plus tard dans un décor inchangé, jusqu'alors entretenue pour nous faire hésiter sur le présent du film, s'efface lorsque les deux silhouettes adversaires affectées par le temps (une Serpentik démasquée incarnée par Maria de Medeiros), se poursuivent mollement sur les routes côtières comme au bon vieux temps - et c’est alors Pierrot le fou et Le Mépris que rappellent les saillies du montage désarticulé. Savamment, Cattet et Forzani attendent le dernier plan du vieil homme contemplant la mer pour passer en numérique. Reflet dans un diamant mort, tout est dit dès le titre : il s’agit d’observer les mille facettes d’un monde disparu, puis, après quelques instants, d’y apercevoir la lumière du contemporain. Avec bien peu de recul, on peut tout de même le dire : c’est prodigieux.
Reflet dans un diamant mort - Hélène Cattet & Bruno Forzani, en salle le 2 juillet 2025
LA TOUR DE GLACE - Diamonds are forever
Après son Earwig, malheureusement passé plutôt inaperçu lors de sa sortie en salles, Lucile Hadzihalilovic revient avec un autre conte initiatique qui confronte l’innocence d’une jeune protagoniste au monde cruel des adultes avec La tour de glace, titre qui s’enchaîne particulièrement bien avec le précédent abordé dans ce bilan dans les thématiques qui les unissent.
La française ancre de son côté chacun de ses films depuis Innocence à hauteur d’enfants, trop naïfs pour saisir pleinement l’ambiance morbide qui les entoure mais pas assez crédules pour avaler la pilule sans en ressentir l’amertume. Ici, le conte de La Reine des Neiges irrigue le récit avec une voix off tantôt narrée par Cristina / « la reine » en personne (Marion Cotillard), tantôt par la jeune Jeanne/Bianca (Clara Pacini), et leurs itérations permettent de voir le rapport de l’une et l’autre à cette fable changer de perspective, passant de la fascination à la désillusion. Un joli jeu de reflets est d’ailleurs déployé dès l’ouverture qui décuple le superbe cadre montagneux pour lui donner un aspect surnaturel et fantasmagorique, mais non sans sa part de menace. L’application de ce désenchantement est explicitement énoncé dans le dialogue entre Cristina et Bianca, lorsque la jeune fille lui explique que sa passion pour la reine des neiges vient de son immortalité et sa possession de tout un royaume, ce à quoi l’actrice lui répond « Oui, mais elle est seule. ». On le comprend bien vite, la petite Jeanne qui fuit son foyer a beau changer de prénom pour un autre plus imagé, l’illusion d’une vie meilleure ne reste qu’artifices de plateaux de tournage, poudre pailletée et faux diamants. Une mélancolie à multiples facettes, qui gagne une dimension métatextuelle lorsque l’équipe regarde en boucle les prises du film en train d’être tourné pour en déceler les failles et laisser à Cristina une illusion de contrôle depuis sa cage dorée dans laquelle elle espère piéger Bianca pour en faire à son tour sa compagne d’infortune.
Difficile de ne pas penser au climat qui règne actuellement (depuis toujours ?) dans l’industrie du cinéma lorsque cette emprise toxique s’empare insidieusement de Jeanne, d’abord en pâmoison devant cette nouvelle idole à la fois figure maternelle et modèle féminin puis victime de ce que son aînée préfère appeler leur « lien spécial » jusqu’à l’agression physique tant redoutée. Une ambiance qui tapisse aussi le second plan, avec une équipe technique sous pression et un réalisateur d’apparence timide (incarné par un Gaspar Noé affublé d’un toupet pour le moins décoiffant) qui ne perd pourtant pas une minute de pause pour charmer l’une de ses actrices mineures.
Attirance pour une jeunesse qu’ils ont perdu ou jouissance de leur ascendance, ces manifestations bien réelles de ces comportements qui « font grandir trop vite » contrastent avec la dimension onirique voire surréaliste de la mise en scène, qui à l’instar des précédents films de la réalisatrice joue toujours sur la crédulité du spectateur dans un possible fantastique. Les premières apparitions de la reine des neiges sont par exemple entremêlées avec les rêves de Jeanne, usant alors jusqu’à l’excès des lumières artificielles, de la musique féérique et des plans mettant Cotillard en position quasi divine. La narration et le montage appuient d’ailleurs très bien cette confusion entre le rêve et la réalité en faisant fréquemment commencer la séquence suivante au sein même de la précédente (un personnage est encore en train de parler alors que le changement de plan s’opère, ou à l’inverse une conversation interrompt un instant de mirage), donnant une impression de flot continu d’image et d’un récit ininterrompu malgré ses ellipses et les différents degrés de narration. Le tout vire donc au cauchemar, mais reste malgré ce goût amer l’espoir de préserver la génération suivante pour qu’elle puisse ne garder des diamants que leur pureté.
Victor Lepesant & Pauline Jannon
Nos tops/flops vol.2 :
Top Victor : Le verglas formé lors du violent (mais plaisant) épisode neigeux à notre arrivée a presque fini de fondre. Nous n’allons plus frôler la mort à chaque trottoir !
Flop Victor : Notre chère présidente Pauline Jannon, a vécu un début de festival malade et alitée. Aujourd’hui rétablie et co-autrice du présent billet, elle pourra désormais prendre part à la couverture.
Top Pauline : La moumoute de Gaspar Noé dans La tour de glace.
Flop Pauline : Comme le décrit Victor, ma dernière garde pré-Berlin m’a non seulement contrainte à rejoindre mes camarades avec deux jours de retard, mais aussi à quitter le Palast lors de la première de Reflet dans un diamant mort afin de ne pas gratifier tout un public du virus attrapé là-bas… Une journée de repos s’est imposée, pour mieux repartir ?
S7
La tour de glace - Lucile Hadzihalilovic, en salle le 17 septembre 2025