Par Super Seven
Arrivés à bord d’un Flixbus de toutes les angoisses (souvenir traumatique déjà abordé par Elie Bartin dans son premier journal de bord chez les camarades d’On se fait un ciné), il est temps de goûter à nouveau les plaisirs et déplaisirs de la capitale allemande, lesquels seront abordés en clôture de chaque bilan sous forme d’un top et d’un flop quotidien, après s’être sagement consacrés aux questions de cinéma. Venons-en aux films.
MICKEY 17 - sortie le 5 mars
C’est sans doute l’une des grandes attentes de cette 75ème Berlinale – et un gros coup pour la nouvelle équipe de programmation, qui a convaincu la Warner d’y lancer ce blockbuster d’auteur mastodontesque, retour de Bong Joon-ho depuis son chef-d’œuvre Parasite. Dans ce film de science-fiction fermement satirique, Mickey (Robert Pattinson) est un expendable, un agent spatial volontaire dont le corps est ré-imprimable à l’infini grâce à une technologie de clonage révolutionnaire. Mickey est donc utilisé comme crash-tester pour tous les dangers de la galaxie par une entreprise de colonisation spatiale américaine. Le cinéaste coréen semble avoir profité du raz-de-marée de Palme d'Or pour revenir à son amour du grotesque, plus prononcé que jamais et dont l’humour fait toujours mouche, entre un Pattinson diablement gauche et naïf et un Mark Ruffalo en chef de mission – leader moyennement charismatique très clairement inspiré par l’occupant actuel de la Maison Blanche. L’occasion pour Bong d’employer toutes les possibilités farcesques de son concept (répétitions comiques par le montage, malléabilité des corps et explosion des fluides) à commencer par deux versions du même Mickey – censé ne jamais vivre en plus d’un exemplaire – qui revendiquent tous deux une identité propre et donc un désir de vivre pour laisser sa place à l’autre. On voyage donc sur des terres existentialistes puisque les différents Mickey développent des caractères radicalement différents, pour le meilleur et pour le pire - même le Mickey narrateur du film, pour qui la gravité de la mort est d’emblée chassée par la solution scientifique finit par y faire face. Ces confrontations dans le plan des deux Pattinson sont les instants les plus forts du film qui, plus que le clonage, sonde la possibilité – accrue sous l’ère transhumaniste – d’exploitation du corps du travailleur comme denrée recyclable et remplaçable. Si les moments de comédie du très trumpien personnage Mark Ruffalo sonnent aujourd'hui comme des lieux communs face à l’idiocratie à ciel ouvert de l’ère Musk, il faut reconnaître le pressentiment visionnaire de ce projet lancé en 2022 et plus actuel que jamais. Mickey 17 mue en film d’action dans son troisième acte, lorsque l’abruti despote déclare la guerre aux habitants de la planète qu’il compte coloniser alors que ce ne sont que de charmants acariens géants dotés d’une grande intelligence. Si la critique de l’impérialisme américain reste acerbe et bien sentie, l’impératif d’efficacité du genre lui fait chanceler son équilibre de subtilité et de drôlerie, en témoigne un réquisitoire un peu sur-écrit et placé au forceps dans la bouche de Nasha, la petite amie de Mickey, interprétée par Naomi Ackie. Malgré tout, dans le rayon des brûlots spatiaux, on fait le pari que Mickey 17 sera souvent comparé à Starship Troopers et Docteur Folamour, ce qui ne serait ni injustifié, ni démérité.
NO BEAST. SO FIERCE - sortie le 26 mars
Autre séance spéciale et curiosité : le retour de Burhan Qurbani après son adaptation pop et gangsta de Berlin Alexanderplatz, dont l’excès maniériste avait fini par nous laisser sans voix. Difficile pourtant de prévoir le degré de radicalité qui est celui de No Beast. So fierce, nouvelle composition ultra-contemporaine sur un classique littéraire – ici, un Richard III remis au goût du jour et au féminin dans la pègre berlinoise, au cœur d’une diaspora moyen-orientale baignée dans le mysticisme. Au-delà du principe postmoderne de transposer Shakespeare sur de la techno, l’option géniale de Qurbani est la réécriture intégrale du texte – au contraire d’un Baz Luhrmann et son simple changement de décor dans Roméo + Juliet – mais en gardant intacte toute la théâtralité et le bouillonnement verbeux des vers d’origine. Plus qu’un décalage, ce déferlement de tableaux savamment poseurs (par exemple l'iconisation d'un cadavre empoisonné et entouré de prostituées avachies après un long montage alterné) fait droit à tout l’excès dramatique de l’imaginaire shakespearien, alors même qu’il ne s’agit de suivre que le déchaînement de Rashida d’York, seule fille de la famille mafieuse qui règne sur Berlin, pour en devenir la reine. Si le décor urbain réel de la capitale allemande est d’abord employé dans ses possibles les plus stylisants et géométriques pour soutenir cette ambiance de tragédie dynastique, c’est dans un désert artificiel fabriqué en studio, rappelant celui d'After Blue de Bertrand Mandico, que Qurbani met en scène la deuxième partie de sa transe vengeresse. Plus il pousse vers l’abstraction, plus le virtuose clipesque se révèle subtil. La fièvre de Rashida (ex-Richard) est peut-être aussi celle d’une immigrée dont les opportunités furent bouchés par la guerre avant de se régénérer dans le sang sur sa Terre d’accueil. Son mysticisme, qui honore la part hallucinogène voire kitsch des imageries musulmanes (notamment un projet de construction de mosquée qui se transforme en centre commercial), est aussi une manière de fouiller, avec un très ludique sérieux, un vécu contemporain de la transcendance. C’est à tout ça que peut servir le théâtre, surtout quand, génialement, on ne le joue pas au bon endroit.
No beast. So fierce - Burhan Qurbani
PETER HUJAR'S DAY
Le nouveau film d’Ira Sachs, Peter Hujar’s day, en Panorama, succède à Frankie et Passages, respectivement tournés au Portugal et à Paris. De retour à New York, son fief devant l’éternel, le cinéaste propose un véritable exercice de style, porté à nouveau par le formidable Ben Whishaw. Le concept est le suivant : en 1974, Linda Rosenkrantz entreprend un ouvrage collectant des entretiens réalisés avec plusieurs personnes de son entourage, qui prennent pour sujet la narration de leur journée de la veille dans les moindres détails. Parmi eux le photographe emblématique Peter Hujar, à l’épicentre de l’avant-garde mondaine de son époque, dont l’enregistrement a été perdu et le livre jamais publié. C’est à partir d’une retranscription écrite retrouvée que Sachs décide d’adapter le dialogue, rien que le dialogue entre les deux amis, qui ne dépasse jamais le périmètre de l’appartement de Rosenkrantz. Bien sûr, l’essai fait honneur à un document précieux, qui fait revivre le milieu artistique et intellectuel new-yorkais ; la capture d’un moment précis, une photographie. Hujar, qui décrit avec détachement toutes ses micro-interactions avec Susan Sontag ou Allen Ginsberg, ne se doute pas de la mine d’or qu’il est en train de livrer. Le défi est vite identifié : celui d’un filmage de la parole sans redondance ni automatisme, alors même que la narration est proprement dépourvue de toute dramaturgie. Cette contrainte stricte demande à Sachs de s’en remettre aux outils les plus élémentaires du cinéma : des cadres et des corps à disposer dedans. Cela suffit à tenir en haleine : lui et ses acteurs peuvent-ils trouver suffisamment de compositions et de positions pour maintenir la chair en vie à l’écran ? La réponse est oui, grâce à une attention aux détails hors du commun. L’interaction entre Ben Whishaw et Rebecca Hall tisse une narration parallèle – non pas au dialogue mais par le corps – sur la manifestation physique d’une écoute et d’une amitié entre les deux artistes, prenant appui sur des gestes et des inflexions infimes (une série de regards complices saisis à la volée). Plus encore, c’est une intensité qui va crescendo, alors que la nuit tombe sur New York et que la fatigue et l’alcool s’emparent de leurs corps. Plus que la chronique d'une journée, Peter Hujar’s day est un portrait des plus émouvants d’une intimité insoupçonnée.
LE RENDEZ-VOUS DE L'ÉTÉ
Enfin, dans la toute nouvelle section Perspectives dédiée au jeune cinéma, le seul représentant français est le premier long-métrage de Valentine Cadic : Le rendez-vous de l’été. Son pari néoréaliste d’une intrigue parallèle aux Jeux Olympiques de Paris (donc tournée en conséquence) a toutes les raisons d’attirer la méfiance – risque d’un film produit d’appel reposant sur un pari technique voire pire, sur la niaiserie réconciliatrice qui a caractérisé l’épisode médiatique. Ne vous y trompez pas, Le rendez-vous de l’été n’a que peu à dire sur les J.O. et c’est très bien comme ça. Il s’agit avant tout de donner un décor documentaire à un visage de fiction, celui de Blandine (Blandine Madec), jeune normande un peu lunaire qui prétexte d’avoir un billet pour de la natation – épreuve à laquelle elle n’assistera pas car son sac est trop grand – pour monter à Paris et y trouver sa sœur Julie (India Hair) perdue de vue depuis huit ans. C’est aussi un regard rare sur Paris, souvent filmée par des cinéastes habitués à son gigantisme vibrant (et donc à son paroxysme lors des Jeux). Ce simple environnement désarme naturellement la jeune provinciale, sans emphase sociologique, la place dans un constant état d’étonnement et d’étrangeté qu’elle conserve en permanence. Sa candeur est aussi sa tragédie : la sœur retrouvée l’accueille avec plaisir mais reste toujours indisponible, égoïstement absorbée dans ses tracas du quotidien (sa séparation, la maternité). Blandine observe aussi combien les Jeux – qu’elle anticipait comme occasion festive – sont source de conflit et de répression. Une hilarante scène de garde à vue post-manif’ sauvage (qu’elle subit suite à un quiproquo) nous rappelle à quel point l’état policier ne s’adresse à rien sinon à ses fantasmes. Aussi, Le rendez-vous de l’automne finit par émouvoir tant sa mélancolie empruntée est indissociable de la drôlerie de sa protagoniste gauche et profonde, en grande partie grâce au charme indescriptible que lui apporte son interprète principale Blandine Madec. Blandine, aux réparties ingénues si bien senties est presque un personnage-concept sur lequel se construit un film-personnage, et ce « Blandine aux JO » pourrait presque être le premier opus d’une saga, que l’on finit par rêver de voir advenir… signe qu’on a aimé !
Victor Lepesant
Chose promise, comme due, voici l'inauguration de cette rubrique flop-top des premiers jours passés à la Berlinale !
FLOP :
Le supermarché de la Potsdamerplatz est fermé ! Comment effectuer notre recharge quotidienne de Club Maté, outil indispensable à une Berlinale sans sieste ?
TOP :
Le succulent Curryurst vegan de Currystation 36 (Otto-Suhr-Allee 36, 10585 Berlin) que l’on vous conseille si vous passez dans les environs !
BONUS :
Qui a dit que la Berlinale n’était pas un festival de paillettes ? Timothée Chalamet était de la partie pour représenter Un parfait inconnu (article à venir). Le golden boy de Hollywood s’est d’abord fait coincer en conférence de presse par une horde de journalistes allemands tétanisés par l’AfD (et on les comprend) au sujet de son rapport au fascisme et au militantisme. En campagne pour son premier Oscar dans la nouvelle Amérique de Trump, l’intéressé marchait sur des oeufs et a su botter en touche – « il n’y a bien qu’en Europe qu’on pose ce genre de questions ». Plus courageux, le débardeur rose bonbon arboré sur le tapis rouge, que l’on n’aurait pas osé de notre côté, avant tout parce que la région croule sous la neige depuis notre arrivée. Vos envoyés spéciaux en attestent : il fait froid.
Victor Lepesant
Peter Hujar's day - Ira Sachs