Berlinale 2024 #3

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Par Super Seven

le 29/02/2024


À peine revenu de la capitale allemande, me voilà enjoint à écrire de nouveau sur les nombreuses œuvres découvertes sur place. Au menu aujourd’hui, trois entrées de la compétition récompensées au palmarès, et deux outsiders aux extrêmes de ce que peuvent inviter les – très riches – sidebars berlinoises.

C’est un passage obligé, à Berlin comme le reste du temps, d’écrire sur le Hong Sang-soo du mois. Et alors que sort en France l’un de ses plus grands opus – Walk Up –, on le retrouve trois films plus tard avec A traveler’s need. Immédiatement identifiable comme le plus ambitieux de sa période de décroissance post-Introduction du seul fait de la présence de la star internationale Isabelle Huppert, ne nous trompons pas sur A traveler’s needs : Hong Sang-soo maintient autant la pauvreté matérielle que la narration flottante qui caractérise la veine la plus aboutie de sa filmographie. La surprise tient plutôt d’un exercice de comédie tout à fait simple et lumineux après le ténébreux Walk Up et l’expérimental In Water. Il apparaît presque conçu de pair avec son actrice principale, en cela qu’il prend pour ressort les excentricités d’une prof de français amateure, fraîchement débarquée – on ne sait trop pourquoi – en Corée, et que Huppert jalonne d’un corpus ludique et amusé de mimiques et de gestuelles : qui s’attendait à voir le duo Hong-Huppert faire rire le Berlinale Palast jusqu’aux applaudissements à la seule force d’une démarche chaplinesque ?
Mais A traveler’s needs, c’est surtout une confrontation de langues étrangères (une vraie cette fois). Si tous les films de Hong Sang-soo fonctionnent sur un endroit particulier du langage – qu’il soit contourné, avorté, dilué ou délié –, celui-ci fait se rencontrer des personnages dont aucun ne parle sa langue maternelle : la française et les coréens trouvent un terrain d’entente avec l’anglais, mais qu’aucun d’entre eux ne maîtrise parfaitement. Si c’est l’alcool qui, d’habitude, fait toujours se délier les langues chez le cinéaste, ici aucun d’entre eux ne peut user des détours du langage pour se murer dans la pudeur. Ce peu d’outils les enjoint à prononcer la vérité abrupte – on se dit l’amitié non par des détours subtils mais en se répétant la seule phrase à disposition qui puisse l’exprimer « I’m so glad that you’re my friend ». La traduction comme une nudité, et donc vecteur de poésie, c’est le credo de notre voyageuse, et par extension du cinéaste. Pour enseigner la langue à ses élèves, Iris les fait s’exprimer sur un ressenti, leur état d’esprit, puis leur propose une version française plus lyrique, plus dramatique ; cela ne manque pas de drôlerie, mais témoigne d’un intérêt réel vis-à-vis d’une communion émotionnelle par-delà ce qu’on ne comprend pas de l’autre. Cela culmine lorsqu’elle tente, à plusieurs reprises, de traduire une poésie coréenne intraduisible ; et c’est un même sentiment, de curiosité, d’attachement défiant l’insoluble, qui amène autant le spectateur que les personnages du film à tomber sous le charme de cette étrangère dont on ne saura rien.

Un autre grand cinéaste asiatique a su pousser la radicalité de son cinéma à l’extrême ces dernières années. L’immense Tsai Ming-liang était de retour en Berlinale Special avec Abiding Nowhere. L’œuvre est une de ses installations de la série Walker, destinée aux musées, qui met en scène son acteur fétiche Lee Kang-Chen. On y assiste à la seule marche très lente du comédien, habillé en moine bouddhiste, dans une série d’environnements. Bien sûr, le dispositif admet bien peu de variation en son sein et entre les autres opus de la série, et l’on pourrait bien vite faire le tour des poncifs qui pullulent autour de ce cinéma de la lenteur (exercice méditatif, invitation au lâcher-prise etc.). En l’occurrence, Abiding Nowhere a cela de notable qu’il s’aventure à Washington D.C., parfois en face des lieux de pouvoir américain, ainsi que dans les galeries du National Museum of Asian Art. Avec ce simple geste, Tsai engrange paradoxalement de l’hétérogène, et induit des canaux d’exploration multiples, ne serait-ce que la confrontation de régimes culturels imperméables l’un à l’autre. Que se passe-t-il lorsque les passants de la ville occidentale ultramoderne rencontrent la marche ralentie et l’apparence folklorique du performeur ? Voilà un exercice passionnant autant sur le plan documentaire que sur le plan pictural. La mise en abyme du dispositif muséal tient aussi d’un geste de précision : il y a bien sûr le rappel à la lenteur de la visite, le replacement vers la contemplation. Mais surtout, on traverse l’exposition d’objets d’une culture à destination d’une autre, anticipant en un sens la position du spectateur occidental face à l’art bouddhiste de Tsai Ming-liang.
Du musée à la traduction, voilà une constellation fortuite mais passionnante des grandes œuvres de cette Berlinale – Dahomey, A traveler’s needs.

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A traveler's needs - Hong Sang-soo

Niché en section Panorama, un premier film vietnamien rappelle justement les œuvres de jeunesse dudit Tsai Ming Liang. Avec Cu Li never cries, le jeune Pham Ngoc Lan reprend le thème de la jeunesse languissante dans la mégalopole asiatique (ici Hô-Chi-Minh-Ville), non sans évoquer Les rebelles du dieu néon ou Vive l’amour. On suit les errances d’un très jeune couple préparant son mariage avec hésitation – en parallèle, la tante de la fiancée observe avec nostalgie les remous de cet âge perdu. Saisis dans un noir et blanc fantomatique, les corps et décors sont paradoxalement engrangés par l’économie – jungle urbaine, centre commerciaux, instances consuméristes du mariage – au même titre que par une nébuleuse poétique de l’étrange. La traditionnelle séquence de karaoké, au bar du troisième âge où la tante épanche sa solitude, prend par exemple un écrin à la fois vaporeux et absurde – kaurismakien en un sens – où l’ironie du cinéaste se confronte à sa profonde mélancolie. C’est par ces subtils décalages qu’il souffle la violence du monde moderne, avant de s’exporter dans la forêt ; il faudrait d’ailleurs le prendre en parallèle avec L’arbre aux papillons d’or, autre premier film vietnamien sorti l’année dernière et avec lequel Cu Li partage ses prémisses (cloisonnement urbain, institution du mariage puis l’échappée tropicale). Cette dernière partie, qui décentre exclusivement sur le regard de la tante, est peut-être un peu courte pour remanier significativement les fondements du film en n’allant jamais aussi loin que l’influence : encore et toujours, Apichatpong Weerasethakul.

Le même jour, un autre premier film recevait, lui, les honneurs de la compétition. Pepe, du dominicain Nelson Carlos de Los Santos Arias, nous fait rencontrer le fantôme du « premier et dernier hippopotame tué dans les Amériques », à savoir la bête échappée du zoo privé de Pablo Escobar et abattu par l’armée colombienne. Pepe accumule les saillies expérimentales, régimes d’image et de narration : dans une alternance noir et blanc / couleur anarchique, on découvre à la fois une projection mentale du regard animal et le récit plus classique du meurtre du mammifère. L’intérêt du dispositif tient évidemment dans la richesse de son effort de montage – il raccorde entre elles images documentaires et fictionnelles pour recoudre une action de bric et de broc, et fait exister simultanément plusieurs lieux d’opération. Malheureusement, la construction foisonnante et composite, certes jubilatoire, de l’essai confinent souvent celui-ci à l’imprécision et à l’inégalité, se révélant beaucoup moins riche dès qu’il se réfugie dans des manières classiques.

Enfin, la compétition offrait aussi, à mi-parcours, un des films les plus chaudement applaudis au Berlinale Palast… mais peut-être aussi le pire. Des teufels bad – le bain du diable – réalisé par Veronika Franz et Severin Fiala et produit par Ulrich Seidl, accumule tous les clichés d’un cinéma autrichien sadique et stupide dans son sadisme. On suit les mésaventures d’une jeune femme d’abord mélancolique puis psychotique dans une Autriche rurale grotesque d’austérité. Les suicidées n’ayant pas droit au salut de l’âme, notre sujet doit tuer brutalement un enfant pour obtenir l’exécution puis le pardon. Sous couvert de chroniquer par l’anecdote l’enfermement du corps féminin dans cette société théocratique, les cinéastes lui font subir tous les sévices et toutes les humiliations avec la frontalité la plus empesée. De même, elle sombre dans l’hystérie d’abord par défaut de sexualité, puis par défaut de maternité – représentation critiquable per se pour la misogynie mal camouflée de cette dégradation clicheteuse, mais aussi pour sa pure stérilité esthétique. Car en se défaisant de toute grille morale, la fascination des réalisateurs pour le glauque ne produit de toute façon jamais d’image horrifique organiquement inspirante, tant ceux-ci préfèrent systématiquement émacier (tendre synonyme d’« apauvrir ») leur tangente stylistique pour absorber l’évidement psychique du personnage – quel comble, pour un film qui lorgne avec envie vers le body horror, d’être aussi peu incarné.


Victor Lepesant


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Cu Li never cries - Pham Ngoc Lan