Berlinale 2024 #2 : pour le meilleur et pour l'Empire

logo superseven

Par Super Seven

le 24/02/2024

Alors que la Berlinale bat son plein, on s’attarde sur l’expérience punk et inattendue du nouvel ovni du pornographe le plus arty du cinéma international, la relève weerasethakulienne du cinéma brésilien, ainsi que le contingent français de la compétition.

Pour commencer, on a vu le canadien Bruce LaBruce revenir à ses premières amours cinématographiques : le cinéma pornographique queer-expérimental avec un remake du Théorème de Pier Paolo Pasolini rejoué aujourd’hui à Londres, autour d’un migrant clandestin. The visitor, présenté en section Panorama, est certes comme son auteur, irrévérencieux, punk et diablement drôle, mais il se laisse trop reposer sur l’étirement de ses provocation – dont on pourrait rire ou s’indigner sans que le cinéaste ait à jouer la redite.
Pas de quoi nous freiner d’aller quérir la parole d’un enfant terrible aussi précieux qu’il est unique : qui d’autre peut prétendre amener la pornographie, au sens propre, dans une salle comble d’un des plus grands festivals du monde ? « Mes films se sont toujours bien entendus avec les festivals, notamment des endroits inattendus. Par exemple mes films The Misandrist et Saint-Narcisse ont été montrés au Festival international du film de Moscou ! Je suis assez suivi en Russie, je sais c’est curieux. J’ai même eu une excellente critique dans l’équivalent russe du New Yorker, ils ont décidé que j’étais le Trump du cinéma queer, ce qui était un compliment. (rires). » nous confie-t-il. En l’occurrence, à Berlin, où le cinéma queer a souvent droit de cité, LaBruce a été accueilli en rockstar samedi soir. Dans un festival où les salles peuvent parfois se vider en cours de séance, peu de spectateurs ont été rebutés en cours de route par cette rare expérience du grand écran. « Vous savez, le cinéma pornographique que j’aime, c’est celui des années 70, qui se tournait sur pellicule. C’est comme ça qu’on consommait la pornographie, les gens se déplaçaient au cinéma, même si c’étaient des salles séparées des autres. C’était une expérience collective, et c’était mieux car la honte avait moins sa place. Donc moi je suis heureux de pouvoir montrer mon film devant cette grande assemblée. ».

Loin, très loin du happening lubrique, d’autres attentes pesaient sur le second long-métrage de Mati Diop, après la révélation Atlantique qui lui avait valu le Grand Prix à Cannes. Dans ce beau film de fantômes, elle faisait dialoguer la ville de Dakar avec les esprits qui la peuplent pour évoquer l’émigration, la disparition des corps. Dahomey est un pas de côté puisqu’elle opte pour une forme documentaire, et pourtant toujours dans la continuité de la tangente fantastique chère à l’autrice. On suit la restitution des 26 œuvres du royaume du Dahomey, du musée du Quai Branly au Bénin. Là encore, Mati Diop propose un fascinant poème vaporeux, traversé de présences flottantes : c’est l’esprit des œuvres qui s’adresse en voix-off, et on observe moins des corps humains que des objets paradoxaux, catalogués pour leur sensorialité autonome, leur potentialité d’un caractère surnaturel – la cinéaste recherche autant des architectures que des machines triviales (un climatiseur), accommode tout ce qui pourrait à la spiritualité, ou simplement à la fiction. Lorsque l’expression orale s’invite tardivement, c’est par le biais d’échanges entre les étudiants. On y comprend bien là que ce qui intéresse la jeunesse, et parallèlement la cinéaste, n’est pas de perpétuer un récit national béninois par le musée, mais de regagner le droit, spolié par la colonisation, des peuples à faire fiction à partir de son héritage matériel, et donc de cataloguer le réel en cela qu’il ouvre sur le récit. Musées, cérémonies officielles et autres stigmates institutionnels sont d’ailleurs eux-mêmes employés comme des instances d’étrangeté, qui s’incluent dans les traits organiques du cinéma de Diop tout en professant un rôle carcéral – au Quai Branly comme au palais présidentiel du Bénin, le film s’attarde notamment sur les caméras de surveillance qui encerclent la rencontre des peuples avec l’histoire. De quoi souhaiter le meilleur au long-métrage, que l’on n’imagine pas repartir bredouille du palmarès berlinois.

dahomey.webp

Il y aurait un lien à faire entre Mati Diop et la cinéaste brésilienne Juliana Rojas, déjà derrière le prometteur film Les bonnes manières qui suivait un loup-garou à Sao Paolo. De retour en solo avec Cidade ; campo, en section Encounters, celle-ci retrouve la forme binaire du précédent long-métrage pour combiner deux récits de migration d’un monde à l’autre, comme son titre l’indique, de la ville à la campagne et inversement. L’occasion pour la cinéaste de confronter ses personnages aux enjeux brûlants de chaque espace : l’ubérisation du travail d’un côté, la crise environnementale qui guette le monde agricole de l’autre. Là où l’opération pourrait immédiatement se rendre programmatique, ne serait-ce qu’à travers cette structure cloisonnée, le cinéma de Rojas se trouve épaissi car jalonné de bonnes intuitions. La meilleure d’entre-elles est de faire de Cidade ; campo un film de fantômes, habité de présences paranormales au départ, puis évidentes à mesure qu’avance le second récit : cette manière d’aller toujours vers le mystère désarme le spectateur vis-à-vis d’un discours qui traverse organiquement l’œuvre. Cette double chronique de déplacements (physiques, sociaux, environnementaux) amoncèle les déplacements sensoriels pour inviter au tâtonnement. Et dans ses zones les plus creuses, où l’humble subtilité s’essouffle – quelques séquences trop littérales de travail domestique, qui ne font qu’expliciter des idées déjà mises en place – on se console par la douce poésie mystique qui, elle, ne s’échappe jamais de la forme. On le pressentait, la cinéaste confirme prendre le cinéma d’Apichatpong Weerasthakul comme référence principale, notamment lorsque le film dévie vers la connexion aux ancêtres dans ses dernières séquences – le cinéaste thaïlandais n’en finit pas de générer sa descendance, notamment parmi les cinéastes latino-américains (on pense à Joao Salaviza et Renée Nader Messorai, compatriotes de Rojas) qui entreprennent, comme c’est le cas ici, d’explorer les mêmes espaces paradoxaux (ville / campagne, chair / esprit, travail / repos etc.).

Autre œuvre pétrie de paradoxes, notre attente n°1 du festival : L’empire signe le retour de Bruno Dumont, trois ans après France. Annoncé d’office, avec malice, comme un Star Wars sur la côte d’Opale, le film ne pouvait qu’attiser la curiosité, ne serait-ce que pour découvrir pourquoi diable un auteur tel que Dumont se serait attaqué au space opera. En réalité, le cinéaste s’affaire toujours à raconter des corps plantés au sol qui cherchent l’élévation métaphysique, et Dumont dans l’espace la possibilité de filmer une élévation littérale. Son traitement du genre circule autour de l’idée qu’il n’y a, au fond, pas plus abstrait que les blockbusters cités, qui mettent en œuvre les forces immatérielles du Bien et du Mal par la confrontation de nébuleuses mystiques à côté desquelles le corps humain est relégué à l’état de décor. Ainsi, les deux ordres métaphysiques prennent les traits de la piété pour l’un (le camp des 1, dont le vaisseau est une cathédrale) et de l’aristocratie pour l’autre (le camp des 0, dont le vaisseau imite le Palais de Caserte à Naples). Les visions surréalistes offertes par ces espaces liminaux aux présences informes (qui rappellent souvent, il faut le dire, Twin Peaks : The Return) sont à prendre moins comme une satire que comme un réel exercice de composition qu’il y a à faire transitionner ses personnages d’une existence à l’autre – ils sont à la fois chevaliers de l’espace et prolétaires ch’tis d’une bourgade côtière. Ni le cinéaste ni les comédiens ne cachent d’ailleurs le plaisir caustique qu’il y a à placer ces incantations galactiques dans des corps / décors si triviaux. Et si le film s’emploie comme une navette d’un ordre à l’autre, c’est en choisissant l’un des deux que sa dissonance bizarre se mue en grâce impénétrable. À ce titre, le couple formé par Anamaria Vartolomei et Brandon Vileghe, amants et soldats pour des camps opposés (campés à dessin par une actrice établie et une recrue non-professionnelle dont Dumont a le secret) reprend la bestiale affectation qui parcourait déjà Flandres pour perforer cet attirail dialectique d’une émotion inattendue.

Enfin, le dernier des quatre films français en compétition était présenté lundi, et c’est peu dire que Langue Étrangère de Claire Burger fait pâle figure face à ses trois compatriotes. Ce coming-of-age suit la rencontre d’une adolescente française avec sa correspondante allemande lors d’un séjour linguistique, qui ne manque pas de faire naître un sentiment amoureux entre les deux personnages. La romance teen débouche immédiatement sur une grande pauvreté formelle, alors que Langue étrangère se contente de réciter les codes d’une convention Sundance, remaniée à la sauce Schengen. Même la promesse initiale du titre, celle d’une relation qui se tisserait dans le paradoxe d’une langue mal maîtrisée ne produit pas d’idées structurelles (au contraire du film de Hong Sang-soo présenté le même jour) par-delà quelques situations anecdotiques qui émaillent une écriture globalement mécanique. Toutefois, c’est bien par sa tentative de chroniquer un univers politique autour des deux jeunes que le film devient particulièrement confondant. Elles sont fascinées par la radicalité des black blocs, le néoféminisme, l’antifascisme, enfin tout ça – elles sont attendrissantes d’imprécision et de naïveté comme Claire Burger décide qu’on doit l’être à cet âge – tandis que le monde adulte les rappelle constamment et lourdement à la gracieuse victoire du libéralisme politique (chute du mur de Berlin, intégration européenne) ; un réel placardé qu’elles ne rejettent pas car il est entendu qu’elles le rejoindront une fois passée leurs douces rêveries adolescentes. Si l’on peut entrevoir l’intention sincère de plonger dans la vaste nébuleuse des préoccupations d’une jeunesse internationale, il eût été judicieux de la part de la cinéaste d’abandonner humblement son propre logiciel politique – elle s’en trouve répressive malgré elle, à l’encontre des jeunes filles qu’elle veut faire éclore.


Victor Lepesant


lempire.jpeg