Berlinale 2024 #1 : histoires de générations

logo superseven

Par Super Seven

le 20/02/2024

Ouverte depuis quelques jours, la Berlinale bat son plein entre la Potsdamerplatz et l’Alexanderplatz. Intense et foisonnant, le festival ne saurait pas être condensé dans la poignée de films qu’on pourra y voir, tant il laisse la place aux polarités, à la diversité des cinémas d’auteurs si radicaux soient-ils. C’est d’ailleurs un enjeu brûlant de cette édition : démis de ses fonctions l’année dernière pour ouvrir le festival au faste et aux paillettes, le directeur artistique Carlo Chatrian livre sa dernière sélection. On attend que cette dernière prouve, plus que jamais, la place essentielle qu’a eu Berlin dans la promotion des cinémas minoritaires, des gestes iconoclastes, sa légitimité à demeurer le défenseur du cinéma international que l’on connaît.
Bien sûr, côté français, on pense fort au retour de Bruno Dumont et Mati Diop avec respectivement L’empire et Dahomey ; comme chaque année, on se réjouit d’y retrouver Hong Sang-soo, cette fois en compagnie d’Isabelle Huppert qui porterera A traverler’s need, ou encore Tsai Ming-liang qui semble parti pour radicaliser encore un peu plus son approche, via le documentaire avec Abiding Nowhere. Enfin, on se réjouit de retrouver des talents, trop rares (en tout cas depuis leurs derniers films respectifs) : Philippe Lesage, Wang Xiaoshuai, Julianna Rojas.
Mais le temps presse, et le festival n’en finit pas de filer, alors découvrons déjà un florilège de films déjà projetés… et plus ou moins appréciés.

Première entrée de la compétition : Hors du temps. Olivier Assayas file la veine autobiographique / autofictionnelle de son cinéma, par laquelle il choisit d’explorer le moment le plus recueilli de de son passé proche : le confinement. Si la période a été une source évidente et universelle de cocasserie (l’incongruité physique des gestes-barrière, le vivre-ensemble familial), que le cinéaste ne manque pas de chroniquer, le tendre amusement du film tient surtout par une très fine auto-satire. On ne sait jamais ce qui procède d’un roulement narratif bien orchestré de l’écriture ou de la reconstitution d’instants réels, mais c’est à son acteur qu’Assayas confie de créer du liant entre réel et fiction. Vincent Macaigne est Paul, alter ego du cinéaste, il porte les névroses et les histoires de l’auteur par un mimétisme succulent de sa manière d’être, de parler, de penser, avec toute l’ironie qui peut en découler. Ce qui laisse penser à une parfaite sincérité dans l’écriture de soi, est le défaut d’une qualité : une hétérogénéité consentie entre plusieurs états de fait parallèles – des histoires d’amour, le vécu d’une expérience inconnue, une recollection de souvenirs d’enfance –, coexistence parfois agréable, parfois inégale. Ses moments formels les plus saisissants sont d’ailleurs les séquences où Assayas collectionne son lieu de confinement vide, la maison de son enfance, plan par plan, pour y projeter d’un même geste son présent direct et ses réminiscences – la grande idée étant qu’il prend lui-même la parole en voix-off, pas seulement par dénuement, mais aussi pour faire communiquer le modèle et la copie.

De son côté, Abel Ferrara revient avec Turn in the wound, documentaire tout à fait hasardeux qui compile des rushs de micros-trottoirs en Ukraine avec des extraits de concerts de Patti Smith. Une fois la gêne passée – était-il indispensable de collectionner les images de cadavres encore frais sur des incantations punk rock ? – il semble dérisoire d’accoler une analyse sur cette expérience de collage aléatoire. Mais admettons qu’il n’existe pas de non-sujet, le rapport incongru entre ces deux matières ne fait pas effet, en l’occurrence, tant elles s’organisent en deux blocs imperméables, dont les chemins ne se croisent que très rarement et dans une vacuité remarquable.
Le réalisateur, comme pour se justifier, inclue les images d’une interview qu’il donne à la télévision ukrainienne lors du tournage. Lorsque la journaliste le questionne sur son approche sur le sujet, il explique en somme que le documentaire lui permet de ne pas réfléchir ses intentions, d’aller là où son instinct lui dicte. Voilà le résultat : rien à dire d’un collage qui refuse la rencontre, d’un film qui refuse d’en être un.

Peu à dire sur Cuckoo également, film d’horreur germano-américain de Tilman Singer présenté en Berlinale Special, qui plonge dans un des fétiches de l’elevated horror, une rupture familiale à exorciser. Le tout en s’amusant bien souvent de sa bizarrerie pour faire avaler une métaphore centrale – le nid, l’entreprise de gestation, et l’enjeu de se reconnaître et apprendre à communiquer pour faire famille – à la facture particulièrement touffue et sur-explicative. Les idées intéressantes adviennent lorsque la créature surgit : les quelques plans qui précèdent se répètent plusieurs fois et s’ajournent, si bien qu’elle ne se terre pas en hors-champ mais apparaît dans les interstices d’un effet de montage. Reste également le plaisir de voir Hunter Schafer confirmer sa capacité à porter un long métrage, avec un personnage d’ado mal dans sa peau plutôt fade, mais qu’elle traverse avec malice et nonchalance.

horstemps.jpeg

Les deux grandes découvertes de la journée se situaient malheureusement très loin des sélections reines, dans le line-up Generations qui met à l’honneur les enfants et les jeunes gens, comme public et comme sujet.

Above the dust d’abord : après le sublime So long my son, Wang Xiaoshuai continue d’explorer les possibles d’une narration de l’intime pour raccorder le présent de la société chinoise à son histoire. Il opte cette fois-ci pour une forme plus libre et flottante. Le cinéma de Wang Xiaoshuai étant exceptionnellement peu didactique grâce à l’horizontalité parfaite qu’il entretient vis-à-vis de ses personnages, il opère ici en prenant le point de vue rêveur d’un enfant d’une province rurale, Wo Tu, qui découvre l’histoire de sa famille et de son pays, alors que son village est sous la coupe d’un plan de relogement urbain. Refusant d’accepter la mort de son grand-père, il se force à dormir pour rêver de lui, et explore ainsi la généalogie émotionnelle et économique du monde qu’il entoure : l’expropriation, le Grand bond en avant, la trahison de l’arrière-grand-père par le grand-père. L’ambition d’une déambulation onirique pour éprouver le matérialisme, tant le film ingénieux dans sa manière de muter, fait progresser la compréhension du spectateur au niveau même d’un enfant vierge du passé.

Enfin, un premier choc sur lequel il faudra revenir plus longuement : Comme le feu, troisième long-métrage du québécois Philippe Lesage, qui n’avait pas donné de nouvelles depuis Genèse, sa variation rafraîchissante, à double histoire, sur le coming-of age. Ici on n’arpente qu’une petite fraction de vie : des vacances dans un chalet au fond des bois, un cinéaste, son ancien scénariste et ses enfants adolescents, un couple d’acteurs français. Une poignée d’instants dont on traverse les moindres détails à travers le regard du jeune Jeff (campé par Noah Parker, une révélation fulgurante), un ami du fils, aspirant cinéaste, lui aussi invité. On pourrait être chez Hong Sang-soo, chez Eric Rohmer, chez Abdellatif Kechiche mais il n’en est rien, c’est autre chose encore. Chez Lesage, l’élan vitaliste tient de la chorégraphie, de la composition. C’est de la peinture naïve, où la nature est fertile, et les corps sont des astres mouvants. C’est une histoire d’amours et d’amertumes vieille comme le monde, mais qui déshabille les primautés / primalités du sentiment : sa langueur, sa lenteur, sa contingence et sa tragédie. Les heurts et les joies sont toujours des épiphanies, justement car elles ne sont que des petites choses perdues au fond du plan, un plan qui vit par ailleurs (une vie végétale, une vie animale). Mais pour en dire toute la grâce, il faudra le revoir, le contempler à part des autres pour en saisir tout le sublime.


Victor Lepesant


commefeu.jpeg