Carnet de bord Berlin #6

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Par Super Seven

le 25/02/2023


Berlinale 2023 – Jour 6 : devoirs de mémoire et quêtes d’identité

Le festival touche à sa fin, les rues sont déjà désertes, les salles moins remplies. La compétition se conclut elle aussi avec, pour commencer la journée, sa dernière proposition, Bis ans Ende der Nacht de Christian Hochhäusler. Le cinéaste, membre du trio de choc de l’école de Berlin composé également de Christian Petzold et Angela Schanelec, tous deux sélectionnés avec de bons films, intervient comme le vilain petit canard, le trouble-fête. Il signe un polar ayant pour cœur la transidentité – idée assez audacieuse en ce qu’elle offre une relecture intéressante des codes du genre – mais teinté de mauvais goût. Se rêvant Fassbinder, Hochhäusler n’en est même pas un héritier mais seulement un vulgaire plagiaire raté. Avec un style outrancier et gratuit – cette scène d’amour avortée entre le flic et Leni aux travellings incessants… –, une grossièreté de chaque instant dans le texte, et des personnages tristement trop réduits à l’état de fonction, il ne parvient jamais à rendre son histoire intéressante voire plausible. Tout n’est que confusion, malgré quelques rares moments d’intimité réussis, et le freeze frame, après une réplique pourtant exceptionnellement bien sentie, finit d’achever cette mascarade qu’on préférait oublier.

Burak Çevik, lui, semble justement passionné par la mémoire et cette notion d’oubli, en faisant le fil rouge de Forms of forgetting, documentaire étonnant où un couple séparé depuis longtemps revient sur sa relation avec, de chaque côté, des souvenirs différents. Toutefois, il ne s’agit là que d’un prétexte pour aborder le vide en général, l’absence (de souvenirs, de traces physiques, ce qui n’existe plus et ce qui existera demain) à travers une narration découpée en vignettes, racontant d’une certaine manière, plus que l’histoire romantique passée, celle d’une ville et ses habitants. De là, Çevik sculpte une certaine absurdité poétique en superposant par exemple à un extrait d’une conversation du couple, le commentaire par celui-ci avec le recul offert par le temps, ou encore en montrant longuement un petit bateau en tracter un énorme avec difficulté. On regrettera malgré tout une tendance au surlignage trop littéral de l’idée, dont l’excès casse l’attachement aux séquences ; que ce soit le filet de pêche du début ou surtout le visionnage de The act of seeing with one’s own eyes de Stan Brakhage qui renvoie trop frontalement à l’autopsie déjà finement opérée par le montage. En arriver à me faire bouder le plaisir de voir une citation de l’œuvre de Brakhage, la Berlinale m’aura donc tout donné à vivre…

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Forms of forgetting - Burak Çevik

Elle m’aura surtout surpris par sa capacité à montrer de l’animation, trop rare dans les grands festivals, avec deux films en compétition sur lesquels je suis déjà revenu, mais aussi avec La sirène de Sepideh Farsi. Sorte de Valse à Bachir plus récent, La sirène revient sur l’invasion de l’Iran par l’Irak à travers le regard d’un adolescent. Ne connaissant pas son père, perdant son frère au front, et voyant sa mère s’enfuir, il reste à Abadan avec son grand-père et tente d’agir. Si l’animation fait cheap, notamment au début, c’est pour mieux cueillir derrière par l’inventivité d’une mise en scène aux élans d’inspiration bienvenus ; Sepideh Farsi compose ses plans minutieusement, jouant des angles et perspectives – comme dans un rêve hallucinant – pour constamment ramener au ressenti du jeune garçon et le transmettre, tout en n’omettant jamais la violence environnante et l’omniprésence de la mort. Dommage cependant que ce qu’il offre en réalisation se perde en rythme et narration, avec des scènes empilées un moment avant qu’une logique et un enjeu apparaisse. Un certain charme ressort alors de cette relecture étrange et humaine de l’arche de Noé pour fuir le déluge d’obus qui s’abat sur Abadan et La sirène, sans émouvoir beaucoup, réussit son récit d’évasion sur fond de conflit armé. Le sang a coulé, mais le courage aura payé.

Une phrase qui s’applique aussi bien à la dernière séance du jour que fut Perpetrator. Ayant beaucoup aimé l’extrêmement lynchien Knives & Skin, j’attendais impatiemment ce nouveau film de Jennifer Reeder, qui ne m’a pas déçu. C’est d’ailleurs étonnant puisqu’en un sens, Perpetrator accumule tout ce qui pourrait m’agacer profondément dans le cinéma contemporain : entre références ostentatoires, style clinquant et message martelé. Or, là où Reeder me séduit, c’est justement dans l’utilisation post moderne de tous ces codes, pour livrer de pures expériences sensorielles explorant la confusion d’une génération immergée dans les images et les références. Elle va même ici plus loin, avec son générique de début haché qui finit par se rejouer en scène, pour instantanément créer un climat de malaise, d’oppression et annoncer son dispositif. Par cette double scène identique, vue depuis l’intérieur d’un masque, Reeder amorce une réflexion passionnante sur la représentation de la féminité dans le cinéma de genre. Perpetrator mêle donc Carrie, Halloween, Massacre à la tronçonneuse et tous les autres pour raconter l’émancipation d’une jeune femme dont le rapport au sang devient un super pouvoir contre l’oppression. Ce patchwork vertigineux, créature de Frankenstein milléniale, construction d’une identité dans un monde où ce mot perd son sens réel – son pouvoir lui permet notamment de changer de corps et apparence – a tout de l’esbroufe mais est un véritable coup d’éclat qui assume son côté décalé, camp, voire ses effets frisant l’amateurisme pour renvoyer à l’idée d’un certain cinéma d’exploitation, de la débrouille et de la revendication. En ce sens, le geste de Jennifer Reeder est à saluer, certes, mais également à analyser, défendre face à ses détracteurs. La Berlinale touche à sa fin ai-je dit, mais elle confirme le début de carrière d’une cinéaste de talent. Comme (presque) conclusion, que demander de mieux ?


Elie Bartin


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Perpetrator - Jennifer Reeder