Par Super Seven
Berlinale 2023 – Jour 5 : mouvements spatio-temporels
Aller en festival est, certes, l’occasion de découvrir de nouveaux horizons et cinéastes, mais aussi la possibilité de se confronter à certains que l’on aime ou déteste, avec l’esprit vierge – ou presque – de toute connaissance sur les projets et donc avec l’espoir de passer un bon moment. Ce fut mon cas ce matin, avant de voir Suzume, le nouveau film de Makoto Shinkai. Malgré une pointe d’appréhension due à mon désamour de Your Name, c’est avec confiance que je m’assois dans la salle, sentant que l’expérience sera meilleure. À faible raison. Suzume est parsemé de belles idées, comme celle de faire suivre l’aventure d’une jeune femme accompagnée d’une chaise et d’un chat-dieu à travers le Japon, ce qui apporte son lot d’humour, de poésie et de fraîcheur. C’est d’ailleurs dans ces petites interactions que Shinkai s’en sort le mieux, arrivant à opérer un jeu à deux niveaux – la chaise étant à la fois un homme que Suzume aime et un souvenir de sa mère défunte dans la (réelle) catastrophe du 11 mars 2011 – qui laisse poindre un sincère attendrissement. Néanmoins, ce qui entoure cette relation gâche la fête, entre concept fantastique balourd et surexpliqué, grands discours sur l’amour ou le temps d’une niaiserie affolante et pathétique, et scènes « spectaculaires » à la laideur renversante. Suzume agace moins que Your Name, mais est à peine plus réussi. Il aura toutefois réussi à m’arracher de beaux sourires, quelques frissons et une poignée de pouffements hilares sincères, presque une réussite en somme.
La véritable drôlerie est celle qui a suivie, avec une petite pépite brésilienne queer des années 70, A Rainha Diaba de Antonio Carlos Fontoura. Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à l’époque, ce film de mafia montre un complot pour ravir la place de la Reine Diable. Entre les trahisons, la violence et les couleurs criardes, une énergie étrange de dégage d’A Rainha Diaba, jusqu’à son climax délirant, excessif au possible et parfaitement jubilatoire. Il faut y voir l’expression – moderne et précurseur puisqu’une telle représentation n’était pas forcément courante en ce temps là – de la marginalité qui anime la société brésilienne d’antan, une célébration de la culture underground à travers l’histoire reprise d’un vrai criminel transformiste des années 20, mise en scène avec amour et folie. Une curiosité qui mérite le coup d’œil donc, et dont il faut espérer un jour une ressortie française.
A Rainha Diaba - Antonio Carlos Fontoura (1974)
Cette balade carnavalesque m’a tellement plu que j’ai décidé de rester dans le passé et de me faire un petit plaisir. Parfois, les meilleures découvertes n’en sont pas, et revoir une nouvelle fois À nos amours, l’un des plus beaux films qui soit, est une redécouverte perpétuelle. Les affres de l’adolescence, la masculinité dominante, la nécessité de l’émancipation. Sandrine Bonnaire à cœur et corps découverts. Sa fossette qui disparaît, son père (joué par Maurice Pialat dans ce qui est sûrement à ce jour la meilleure performance d’un acteur-réalisateur) qui fait de même, après une scène à jamais gravée dans les esprits et un champ contrechamp où l’on parle de ça sans vraiment en parler. Puis un retour surprise, le fantastique qui intervient un plan et une ouverture de porte d’un film qui efface pourtant ces dernières du cinéma français. À nos amours est une leçon de cinéma, de concision, de pureté. Impossible de s’en lasser, car cela reviendrait à se lasser de vivre, de ressentir la moindre émotion. Il fallait donc le revoir, ici, à Berlin, et partout ailleurs où il passe ; c’est à ça qu’on reconnait les très grands films : leur appel est plus redoutable que celui de n’importe quelle sirène ou Calypso, y résister c’est se damner.
Est-il alors encore nécessaire de voir des films, et si oui, d’en parler ? Évidemment, mais rien n’a la même saveur. Pourtant, Regardless of us ne manque pas d’audace. Singeant – trop – le style d’Hong Sang-soo à la mise en scène (cadres fixes, rigides, accompagnés de légers panoramiques), ce petit film coréen surprend par son sens de la narration qui prend la forme d’un labyrinthe ou la réalité n’existe plus vraiment. Réinventant en permanence l’espace, la moindre rue pouvant être le terrain de plusieurs dimensions, et le temps avec un montage troublant dans ses moindres raccords, Regardless of us traite du cinéma comme champ de tous les possibles, variable infinie de la pensée et des souvenirs. Le résultat est sûrement trop théorique et bavard mais l’expérience, elle, intrigante et âprement mélancolique par son abandon total à la fiction.
C’est une autre forme d’abandon, physique cette fois, qui guette les danseurs inépuisables d'After d’Anthony Lapia. Une nuit dans un club techno, entrecoupé de scènes plus intimes dans un appartement parisien, et le cinéaste scrute avec une ardeur étonnante le mal-être d’une génération paumée, manifestant par le mouvement incessant des corps jusqu’à l’épuisement. On regrette que le sous-texte politique soit trop appuyé dans des dialogues pauvres et un brin naïfs, mais son expression ne manque pas de panache. Anthony Lapia fait de des tintements explosifs de la musique techno la voix des rouages usés d’une société malade ; la machine infernale tourne toujours, mais demeure l’espoir de la panne sèche et du reboot. After renvoie ainsi à la fameuse illusion du monde d’après, chimère déjà oubliée d’une jeunesse rêveuse. En mettant la célèbre musique Sandstorm de Darude en générique de fin, Lapia rejoint peut-être ma conclusion de l’après-midi : pour mieux affronter ce qui arrive en face, il faut parfois faire quelques pas en arrière.
Elie Bartin
À nos amours (le plus beau film du monde) - Maurice Pialat (1983)