Carnet de bord Berlin #4

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Par Super Seven

le 23/02/2023


Berlinale 2023 – Jour 4 : catastrophes naturelles réalisme poétique

Les jours passent, le sommeil se fait rare, la fatigue intense mais il faut continuer. Après le détour habituel sur la plateforme de réservation de tickets – devoir se réveiller à 6h55 tous les matins pour ça est une belle torture dont je me passerais volontiers –, direction le fameux Berlinale Palast pour la première projection du jour, à une allure sage car « y a pas le feu au lac » comme dirait mamie. En revanche, il y a le feu dans la forêt dans Roter Himmel, nouveau film du Wunderkind Christian Petzold, grand habitué de la compétition ici. Cinéaste classique et as du mélodrame à l’ancienne, il surprend d’emblée par un ton qu’on ne lui connaissait pas : l’humour. Roter Himmel est, étrangement, pendant ses deux tiers une très bonne comédie d’été champêtre, rappelant Rohmer et/ou Téchiné, qui vire à l’humiliation jubilatoire d’un écrivain raté – après celui joué par Alexander Skarsgård hier, ça commence à faire beaucoup. Derrière la double romance, celle de son meilleur ami, Felix, avec Devid – inaugurée par une blague qui s’éternise avant une conclusion merveilleuse –, et celle inassouvie de Leon (l’écrivain) avec la mystérieuse Nadja (Paula Beer). À travers ce portrait de la médiocrité et de l’individualisme, Petzold laisse transparaître le message écologique sous-jacent à cette histoire de feux, dus à l’Homme qui refusant de voir ce qui le dépasse laisse mourir tout ce qui l’entoure. Une manière pour lui de renouveler son cinéma, bien qu’il finisse ultimement par retomber, mais plutôt habilement reconnaissons-le, sur les rails du drame pur avec une conclusion facile quoique charmante.

Pour éteindre l’incendie, j’ai décidé de remonter le temps et d’aller me rafraîchir au cœur du Typhoon Club de Shinji Somai. Une idée prodigieuse. Choisi par Ryūsuke Hamaguchi dans le cadre de la sélection « coming of age », ce teen movie Japonais arrive comme un petit miracle de cinéma. Pourtant, dès son introduction, avec cette nuit sombre et des bruits d’adolescents courant dans la rue en parallèle d’un autre nageant calmement, quelque chose se passe, une énergie ténébreuse rode et s’installe. Car si une certaine fougue se ressent, c’est sous toutes ses formes, y compris ses travers les plus malsains. Somai filme la jeunesse en observateur à l’acuité irréprochabet, et rend compte du mal-être d’une génération sans repère – le professeur, seul « cadre » est lui-même paumé et oppressé par sa belle-famille –, en complète perdition et dont les troubles vont s’exprimer pleinement lors du changement météorologique. Sans aucune concession, Typhoon Club montre l’horreur qui sommeille à l’heure de la puberté dans une scène d’agression sexuelle entre jeunes enfants d’une tension profondément dérangeante ; preuve parfaite que l'utilisation du plan séquence chez Somai n’a rien de gratuit mais agit comme un révélateur sur la durée des affres de l’âme humaine. Mais ce qui prévaut est l’humanité qui ressort de ces êtres égarés – la relation des deux jeunes filles, la danse du groupe sur scène puis sous la pluie –, animés d’un étrange nihilisme malgré leur jeune âge. Poétique et tragique à la fois, mais surtout terriblement imprévisible, Typhoon Club est la parfaite retranscription du chaos de la jeunesse du Japon des années 80, à découvrir impérativement.

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Typhoon Club - Shinji Somai (1985)

Dans le même genre, Art College 1994 de Liu Jiang révèle la condition d’étudiants en art chinois dans une société délabrée, peu propice aux rêves. L’utilisation déroutante de l’animation ici, dans un style réaliste aux quelques élans de folie comme une nature d’allure fauviste en arrière-plan ou encore des personnages au teint grisâtre, presque cadavérique, trouve son sens par son sujet et les différents questionnements soulevés sur l’Art. En un sens, Liu Jiang se rapproche du Grand Chariot de Philippe Garrel et sa réflexion sur le rapport entre tradition et modernité, ici illustré par la peinture. Mais contrairement à ce que l’on pourrait attendre d’un film d’animation sur un tel thème, point de gros spectacle ou d’abstraction mais seulement le quotidien bavard d’une bande de jeunes artistes – musiciennes d’un côté, peintres de l’autre – dans un registre à la Linklater avec des histoires de sentiments s’intriquant au milieu de tout cela. Art College 1994 s’avère toutefois témoin d’un désenchantement, d’illusions perdues (quand le fantasme d’une grande carrière artistique à la marge finit par devenir l’implication au cœur du système, sans liberté aucune) ; s’il est difficile de pleinement rentrer dedans, l’animation crée ici – malgré elle – une sorte de distance émotionnelle, la profondeur latente croît après coup, si tant est qu’on lui donne l’occasion d’exister en nous.

Après ces deux explorations urbaines, retour au calme rural avec El Castillo, documentaire qui n’a pas tout à fait l’air d’un par son ambiance de conte fantastique dans la campagne argentine. Tout y est pourtant si sobre, de ce château en ruine aux hectares qui l’entourent en passant par ses habitantes, une mère et sa fille aux destins opposés mais mues d’une profonde affection l’une pour l’autre. Sans jamais virer dans le voyeurisme, Martin Benchimol explore un gouffre générationnel avec douceur ; pendant que la mère se prépare à affronter la solitude en caressant ses multiples – et terriblement mignons – animaux, la fille, elle, est toujours sur son téléphone ou au volant à fantasmer sa grande évasion. Il suffit d’une balade dans la brume à la recherche d’une vache égarée, d’appels téléphoniques au milieu d’un champ la nuit, ou de raccords faisant passer le château d’une boîte de nuit à un temple désincarné en passant par l’auberge familiale, pour que ce faux havre de paix devienne une sorte d’île insondable, où tout se transforme en permanence. Un vrai décor de cinéma.


Elie Bartin


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El Castillo - Martin Benchimol