Carnet de bord Berlin #3

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Par Super Seven

le 22/02/2023


Berlinale 2023 – Jour 3 : Données à caractère personnel et flou artistique

Dieu merci, c’est après une nuit apaisée, quoique trop courte (croyez-le si vous le voulez, mais écrire ces sottises me prend du temps) que je retrouve les salles berlinoises pour une nouvelle journée intense avec un grand écart légendaire prévu en fin de soirée. Et il fallait être en forme ce matin pour affronter l’étrangeté qu’est Notes from Eremocene de Viera Čákanyová, symbole de l’audace des sélections de la Berlinale. En effet, ce n’est pas tous les jours qu’un aussi grand festival donne sa place à un documentaire expérimental aussi radical. Notes from Eremocene est construit comme une lettre d’adieu d’une femme à son existence physique, à l’heure où la numérisation transforme tout en mettant l’humain de côté ; Eremocene est d’ailleurs un terme signifiant ère de la solitude. Or, cette lettre aux allures de poème visuel dérangeant est une étude de l’hybridation de la Nature à travers la confrontation d’images tournées en pellicule et d’autres, purement numériques, sous forme de points, morphings, bugs ou encore via une intelligence artificielle. Viera Čákanyová questionne donc la matière dans une exploration de ses peurs profondes de la sur-technologisation du monde et ses dérives, en convoquant un futur imaginaire insaisissable, troublant mais paradoxalement fascinant par la texture de l’imagerie digitale. Notes from Eremocene est imparfait, trop dense – notamment dans sa partie purement technique sur les innovations – mais suscite une réaction que l’on soit pour ou contre l’évolution technologique en nous mettant face à un fait : les choses changent et trouver sa place est plus que jamais un enjeu prégnant.

C’est ce même enjeu qui anime 20 000 species of bees, nouvelle entrée de la compétition réalisée par Estibaliz Urresola Solaguren. Un titre qui ne dit rien de l’audace du sujet – un enfant de huit ans né garçon se sent petite fille et essaie de faire accepter cette idée à sa famille. Une audace qui ne va pas plus loin. 20 000 species of bees passe plus son temps à cocher les cases attendues d’un tel récit avec une mise en scène trop classique pour ce genre de films (sorte de caméra branlante près des acteurs, réalisme forcé, etc.), notamment dans la relation entre l’enfant et les parents qu’à développer quelque chose de fort. Demeurent toutefois des élans de beauté à travers la grande tante ou la jeune amie, parenthèses enchantées bien plus profondes que toutes les discussions lourdes environnantes, mais qui ne sauvent pas l’entreprise générale, que la conclusion pathétique finit d’enterrer.

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Notes from Eremocene - Viera Čakanyová

Une telle déconvenue étant épuisante, rien de tel qu’une belle pause déjeuner pour se remonter le moral avant un enchaînement de trois films hauts en couleurs. D’abord Home Invasion de Graeme Arnfield, essai documentaire sur l’évolution des sonnettes de portes, et plus précisément des systèmes de surveillance y étant liés. Tout y est montré à travers un petit objectif de caméra reprenant celui de la marque Ring, dont le film retrace le parcours, que ce soit des images réelles diverses et variées (des livreurs qui balancent des colis, des gens qui les volent, une famille qui fuit une tornade, …) ou des images de films ou photos historiques. Graeme Arnfield tisse en effet une vaste toile autour de son sujet, le reliant tant au cinéma – à travers un retour sur un film de D.W. Griffith – qu’à la politique, pour mieux parler du rapport de la technologie aux systèmes de domination. Ce faisant, Home Invasion rejoint quelque peu Notes from Eremocene comme révélateur de terreurs d’aujourd’hui, notamment l’humain réduit à une donnée, en montrant toutefois qu’hier déjà des personnes ont lutté contre ; avec l’ironie du sort que, parfois, certaines innovations liées à des peurs ont, derrière, permis une autre forme de domination politique ou économique.

Rien de tel pour se remettre de telles émotions qu’en chercher de plus intenses encore, du côté du Infinity Pool de Brandon Cronenberg. Il y est question d’un écrivain raté en vacances avec sa femme sur une île où la pauvreté règne. Un jour, il rencontre une de ses rares admiratrices qui le fait rentrer dans le monde des gens aisés qui viennent se relaxer sur ce faux paradis pour jouir de leur sentiment de pouvoir. Passé une exposition laborieuse voire agaçante – entre caméra qui fait des loopings comme du Gaspar Noé low cost et une scène « expérimentale » exaspérante à base de montage frénétique et néons –, Cronenberg trouve son ton le temps d’une grosse demie-heure où la satire à la Bunuel fonctionne du feu de Dieu – la soirée piège suivie de l’errance sur la route sont deux sommets d’humour grinçant –, grâce à une Mia Goth au surjeu délirant et – littéralement – jouissif. Dommage qu’Infinity Pool retombe dans la facilité avec un climax attendu et une conclusion paresseuse donnant l’impression d’un film qui fait beaucoup de bruit pour pas grand chose. Brandon Cronenberg a une vision, c’est indéniable, mais l’ensemble reste encore trop flou pour vraiment séduire.

En revanche, un autre flou m’a séduit dans la foulée avec In Water de Hong Sang-soo. Le cinéaste coréen, qui nous tient à cœur chez Super Seven, revient avec une œuvre qui finira d’agacer ses détracteurs tant il n’a jamais autant donné l’impression de réaliser une vaste blague en poussant sa radicalité dans de nouveaux retranchements. Avec une image non nette la majeure partie du temps, et le suivi d’un tournage par des jeunes qui ressemble à une parodie maladroite de ses films, In Water a tout du naufrage. Pourtant, c’est par la tendresse de son regard que HSS réussit, une fois encore, à être plus complexe qu’il n’y paraît. Difficile de savoir ce qui compte ou non, ce qui relève du vrai ou du faux, du film en train d’être tourné ou de ses préparatifs, mais, étrangement, tous ces petits instants, ces petits riens contribuent au grand tout de la réalisation. Ainsi, In Water est une pure étude de l’expérience de la réalisation, quelque part entre la mignonne maladresse de la jeunesse ; les dialogues sont pauvres, les situations originales très peu inspirées mais, au gré des rencontres, des échanges avec ce qui les entoure, la troupe parvient à trouver le ton, l’inspiration et à s’abandonner. Hong ne tombe jamais dans le cynisme mais préfère contempler ce qu’il est toujours au fond de lui, un éternel jeune cinéaste, guidé par l’instinct et jamais avare de découvertes pour alimenter, au jour le jour, ce qui fait le sel de sa riche filmographie. Les aigris diront qu’il s’agit du film idéal pour faire la sieste, je leur répondrai qu’il n’y avait pas meilleure conclusion de journée pour faire de beaux rêves.


Elie Bartin


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In Water - Hong Sang-soo