Super Seven au coeur du doc #4 (FEMA 2024)

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Par Super Seven

le 30/07/2024


Zones de guerre

Aussi inévitable qu’il soit compte tenu de sa triste actualité, le sujet de la guerre conserve une part de malaise quant à la manière de l’aborder tant du point de vue documentaire que fictionnel. À ce titre, la sélection opérée par le FEMA étonne, privilégiant les formes au fond à travers quatre films singuliers aux rapprochements évidents. Au-delà des deux conflits très médiatisés et toujours prégnants en Ukraine (Interceptés et In Ukraine) et en Palestine (Voyage à Gaza), un autre refait surface : la situation de l’Afghanistan post 11 septembre à travers Riverboom. Chacun a le mérite de se poser la question du plan (de cinéma, donc du regard) face à l’image (médiatique, donc désubstantialisée par son accumulation) mais on sent une fracture en ce qui concerne l’Europe de l’Est et les Proche et Moyen-Orient. Celle-ci découle d’une interrogation philosophique et éthique nécessaire : quel(s) corps donner à la guerre ?

Oksana Karpovych et le duo polonais Piotr Pawlus et Tomasz Wolski optent pour une certaine désincarnation, un refus d’ancrer l’humain dans le cadre pour se concentrer sur les conséquences, le vide causé par les armes et l’absence irréparable des victimes. Par cette orientation In Ukraine est le plus radical des deux projets. Déroulant ses paysages en ruine comme tant d’anti-cartes postales d’un territoire rongé par la barbarie, le film avance sobrement sans autre but que celui de documenter, être témoin de l’état des choses. La distance imposée est cependant contrecarrée par la curiosité qu’elle suscite – familles qui passent devant la caméra car fascinées par la découverte d’un char d’assaut au milieu d’un champ – et finit par s’estomper pour plonger dans l’horreur qui ne se conjugue finalement pas qu’au passé. Pawlus et Wolski montent leur objectif sur des véhicules en marche, suivent des soldats en opération et c’est tout le modus operandi militaire qui prend vie. Pas un soupçon d’âme pour autant tant cette mélodie armée est mécanique (lente rythmique des chenilles des tanks) et glaciale. Nous sommes bel et bien en Ukraine, où la guerre n’est pas terminée mais à laquelle il s’agit d’offrir un contrepoint par rapport à son traitement imagé dans le monde entier. C’est l’art de la présentation qui est ici en jeu plutôt que celui de la représentation de la guerre. Présentation toutefois sans interlocuteur autre que le spectateur, condamné à être vissé à son siège pour endurer plan après plan les images qu’il a peu ou pas vu à des fins de sidération évidente. C’est toute la limite du film que partage avec nuance celui d’Oksana Karpovych. La cinéaste ukrainienne verse dans la spectralité par le son. Interceptés, s’il reprend des images finalement assez proches de celles d’In Ukraine, entend par son dispositif aller plus loin dans le contrepied à l’appropriation médiatique de la guerre. Elle superpose aux paysages dévastés des appels téléphoniques des soldats russes à leurs familles (mères et épouses en tête). Ce qui se joue n’est plus de l’ordre de la « contemplation » mais de la reconstruction dialectique de situations déjà jouées. Les soldats, jeunes pour la plupart, évoquent regrets et passion quant à leurs actes et ce qu’ils racontent hante instantanément les lieux visités par la caméra. Une cuisine en lambeaux devient le théâtre invisible d’une séance de torture contre une famille innocente tandis que les chars plantés dans les décors (champs comme places de villages) ont l’air de nouveaux totems religieux imposés par la force pour signifier une domination à vénérer. La violence des propos tenus, notamment ceux des mères distantes et empoisonnées par la propagande de Poutine pour encourager à tuer, prend cependant le pas sur la réalité matérielle des plans. Les ruines, témoins des voix éteintes par la guerre (tant celles des victimes que des soldats des deux camps ayant succombé) dégagent un étrange apaisement. Un silence de mort qui sous-tend un hors champ humain émouvant face à la barbarie des mots d’une idéologie fondée sur la haine. L’interception des communications révèle en filigrane l’impossibilité de celles-ci, le refus de la rencontre et ses conséquences tragiques.

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In Ukraine - Piotr Pawlus & Tomasz Wolski

C’est le principe opposé qui est à la base de Riverboom et Voyage à Gaza. L’Autre est le moteur des récits dans un espoir de compréhension de situations politiques précises à un instant T. Dans Riverboom, cela prend la forme d’une aventure à la Tintin version génération Internet, Claude Baechtold étant embarqué presque de force par un ami journaliste au Figaro pour faire une série d’articles sur le quotidien en Afghanistan. Avec son montage ludique et comique, fort de collages en tous genres pour embrasser l’idée du trip do it yourself et de l’assemblage culturel, le film avance à toutes berzingues, nourri par chaque nouvelle interaction. Derrière ces rencontres documentées se cache justement le cœur battant du projet, celui d’une autobiographie reconstituée vingt ans après le tournage (les rushes ont été perdus au retour du voyage) qui donne à voir par des chemins de traverse l’évolution de la géopolitique internationale. La malice de Baechtold est de prendre acte du temps écoulé pour agrémenter le parcours des trois rigolos – ils sont rejoints par un vrai photographe italien –, lui donnant ainsi une profondeur émotionnelle et universelle. Riverboom se veut un traité de nos peurs d’occidentaux aisés face à la réalité des conflits qui parsèment le monde. Le geste peut se rapprocher à certains égards de celui d’un Werner Herzog dans l’envie de sonder les limites humaines et la nécessité d’affronter ce qui nous est inconnu ; en témoignent les séquences d’exploration avec un guide en pleine nature, ce dernier se faisant même soudoyer par un pillard pour tuer les journalistes et récupérer le butin. En parcourant un pays en proie aux guerres civiles et à l’image internationale à jamais associée au terrorisme, c’est un envers du décor étonnant qui se présente, marqué par la souffrance endurée des citoyens qui essaient de garder un fond d’optimisme, tel cet homme seul dans le désert qui ne demande qu’à ce qu’on lui parle. Une mentalité partagée par les Palestiniens que croise Piero Usberti lors de son Voyage à Gaza. Là aussi un retour dans temps – les images ont été tournées en 2018 – et un ancrage géopolitique important : c’est le début de la Marche du Grand Retour. Bouclant la boucle du rapport à l’image contemporaine, le film s’ouvre sur l’annonce de la mort d’un jeune journaliste palestinien qui essayait d’apporter un contrechamp au regard médiatique propagé dans le monde entier. Partant de cet état de fait, Usberti prolonge cette idée à sa manière. Après un bref rappel de la Naqba et des grandes étapes de la guerre qui fait rage avec Israël, il va de maison en maison pour chercher des paroles, des pensées, établir une pluralité face à un discours qui tend jusque-là au monologue dominant – on pense, entre autres, à la réécriture de l’histoire par les Israéliens pour masquer le massacre des populations palestiniennes. Armé de sa petite caméra, il saisit sur le vif ce qui se joue à Gaza pour une grande partie de la population, entre peur du Hamas et de sa prise de pouvoir progressive (des témoignages qu’ils seraient bons de faire parvenir aux amateurs d’amalgames) et crainte de la capacité et de l’habitude du régime israélien à réprimer par la violence le moindre désaccord ; on voit un jeune homme qui a perdu sa jambe en ayant simplement pris part à une protestation. Toutefois, une pointe d’idéalisme persiste chez la jeunesse gazaouie qui réfléchit sans cesse aux manières de changer les choses, qui essaie de comprendre les systèmes de pensée en place et d’aller vers l’oppresseur pour créer un dialogue contre le règne de la violence. Et il y a la fête. Voyage à Gaza est loin d’être un enchaînement d’entretiens larmoyants, au contraire. Usberti suit ses interlocuteurs et découvre une génération obsédée par la recherche de la beauté au cœur de l’enfer, entre soirées musicales au bord de mer et échanges passionnés sur leur avenir. Quand le film s’achève par un carton précisant que le montage a été terminé la veille du 7 octobre 2024, quelque chose se brise et les visages rencontrés l’heure passée semblent loin, presque réduits au rang d’archives d’un temps disparu. Pourtant la lutte continue, à nous de faire en sorte que cette image de Gaza puisse exister de nouveau au présent.


Elie Bartin


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Riverboom - Claude Baechtold