Les Arcs #4 : Reste à ta place

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Par Super Seven

le 24/12/2024


Une nouvelle journée s’annonce aux Arcs, avec des réveils de plus en plus difficiles mais une volonté persistante de profiter un maximum de la sélection proposée par le festival. Au programme, des quêtes d’émancipation, de recherche identitaire et des confrontations au déterminisme…

TOXIC

La quatrième journée commence avec un sentiment de malaise. Avec Toxic, Saulé Bliuvaité, réalisatrice lituanienne dont c’est le premier long métrage, montre le parcours de Marija et Kristina, respectivement âgées de 13 et 14 ans, obnubilées par l’envie de devenir mannequins. L’idée de filmer le rapport de jeunes adolescentes à leur corps demeure très délicate et difficile à mettre en scène (Bande de filles de Céline Sciamma et Carrie de Brian De Palma sont des réussites en la matière) et Saulé Bliuvaité montre qu’il est facile de tomber dans l’avilissement si l’on manque de recul vis-à-vis d’un tel sujet. Si comme beaucoup de parents vous êtes confronté.e.s au passage à l’adolescence de votre fille, rassurez-vous, Toxic dresse le mode d'emploi de tout ce que votre chère enfant devrait éviter : se faire vomir à répétition après avoir mangé, se faire percer la langue comme on perce un ballon, ingurgiter une pilule de ver solitaire, s’engager dans la prostitution… Le souci n’est pas d’évoquer une situation – réelle – d’adolescentes livrées à elles-mêmes, dont l’issue de secours relève d’un rêve éveillé à accomplir soi-même (celui de devenir jeunes mannequins quitte à se rendre malades) et qu’elles touchent du bout des doigts. Le problème est le regard porté par Bliuvaité sur cette condition. Marija et Kristina sont forcées à devenir adultes trop tôt ; chacune est issue d’un milieu familial défavorisé où la communication avec des parents absents est de toute évidence quasi inexistante. Marija est régulièrement moquée parce que “trop grosse” et boiteuse, que ce soit par les autres filles de son club ou par sa propre mère. Dans ces cas-là, Marija est filmée nette, collée contre un mur et écoutant ce que dit sa mère dans une pièce à côté, légèrement floutée, à propos d'elle à une agente pour jeunes mannequins. Kristina vit quant à elle avec un père peu concerné, prêt à lui laisser de l’argent pour qu’elle le laisse tranquille et éviter les questions embarrassantes ; elle préfère rester seule dans sa chambre avec un casque audio sur les oreilles pour éviter d'entendre les ébats de son père et sa compagne – probablement le seul moment d’autodéfense d’une des deux filles face à un environnement nocif. Malgré leur motivation évidente, Toxic préfère se complaire à enfermer Marija et Kristina dans un climat anxiogène. Les scènes s'étirent au gré de plans fixes ou séquences qui font dans la démonstration afin de faire ressentir ce que subissent les deux jeunes sans pour autant questionner cette violence. Lorsque Marija et Kristina, d'abord rivales, se battent pour un jean dans la rue, la caméra tourne inlassablement autour d'elles tel un témoin qui se délecterait du spectacle sans intervenir. Dans le même ordre d'idée, quand Kristina se fait percer la langue par une autre jeune fille de son âge dans les toilettes, ce qu'elle accepte par la contrainte , les mouvements de l'aiguille qui s’enfonce à plusieurs reprises sont captés d'un bloc à hauteur du visage souffrant de Kristina . Par ailleurs, pour rester dans le style âpre et cru(el) de ce chemin de croix et assumer ce propos jusqu'au bout, il aurait (peut-être) été plus cohérent de terminer Toxic sur ce plan vu de haut d’un rang de jeunes filles, parmi lesquelles Marija et Kristina, qui passent devant des agents de casting pour jeunes modèles, rang de brebis que l'on observe, impuissants, s’enfoncer vers un abîme à la façade dorée ; quitte à jouer de cynisme et de distance, autant être jusqu'au-boutiste !. Curieusement ce n'est pas le cas. Après avoir joué la carte de l’asphyxie, la cinéaste opte pour une fin aux antipodes : une escapade en voiture, laquelle finit littéralement par sortir du cadre. “Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort” semble dire la cinéaste, sous-entendant que peu importe ce que de très jeunes filles sont prêtes à faire, quitte à mettre en danger leur corps et leur santé, ce serait le bon prix à payer pour se rendre plus maigres et plus belles. Une morale douteuse sur l’endurance de la jeunesse au point de minimiser les risques encourus. Surtout un échec dans le regard porté qui, en croyant se mettre à leur hauteur par la focalisation sur les souffrances de Kristina et Marija, en fait des figures d’héroïnes-victimes et oublie qu’il s’agit seulement de jeunes filles qui ont envie de vivre à leur rythme.

MOON

Dès ses premières minutes, Moon, nouveau film de l'autrichienne Kurdwin Ayub, provoque des chuchotements dans la salle. L’ouverture se fait lors d’un combat de MMA, avec un premier plan serré sur deux corps à terre dont on ne saurait dire s’ils s’enlacent ou s’étouffent. Une entrée en la matière sensorielle qui dessine la perspective d’un rapport au corps féminin singulier. Sarah, ancienne grande championne d’arts martiaux en tous genres, abandonne le combat et signe la fin de sa carrière de sportive de haut niveau, devant se rabattre sur le coaching de jeunes filles qui veulent avant tout avoir l’air cool devant leurs abonnés sur les réseaux. L’ennui la gagne, et les longs plans restant sur elle immobile montrent son renfermement en occultant totalement les autres personnages (sa sœur, ses amis) du cadre. Dur de ne pas voir un échappatoire à ce quotidien morose lorsqu’un riche héritier jordanien la sollicite pour devenir coach personnelle de ses trois jeunes sœurs. La découverte de son nouveau lieu d’exercice tourne toutefois rapidement en cauchemar, la villa luxueuse se révélant une prison dorée. Il n’y a d’ailleurs quasiment aucun plan d’ensemble ou large pour s’attarder sur les détails de cet espace immense, ce qui évite de tomber dans la contemplation de la richesse et installe plutôt une ambiance d’emblée inquiétante.
On sent donc le malaise de Sarah croître face à ces jeunes qui se rêvent “comme toutes les autres” (elles aiment faire du shopping, regarder des feuilletons, prendre soin d’elles…) mais qui n’ont aucun lien avec l’extérieur (pas de wifi, enseignement à domicile, leurs rares sorties sont encadrées par un garde du corps…). Le contraste avec les premières élèves est évident mais pas culpabilisateur pour autant envers les mieux lotis, puisque Sarah est justement prise à témoin de la situation inéluctable de la sororie qui l’investit rapidement comme bien plus qu’une simple entraîneuse. Cette dernière ne peut pas garder la face et se convaincre qu’il ne s’agit que d’une simple différence culturelle ; elle lâche peu à peu prise à mesure qu’elle est confrontée aux secrets sordides que renferme la maison. La caméra jusque-là si stable se met à trembler alors que Sarah cherche un refuge à ce chaos si bien orchestré dans des clubs underground d’Amman au sein desquels les stroboscopes, les néons et la musique techno rompent totalement avec l’épure contrainte des précédents décors, de même que sa danse anarchique détonne avec ses mouvements sportifs si bien chorégraphiés.
Dans un ultime second souffle, Sarah tente de sauver les jeunes filles en se laissant embrigader dans leur plan d’escapade. Cependant, son abandon imposé par un manque de force (ou un épuisement) lors de la première séquence était annonciateur du caractère désespéré de son combat et reflet de la vanité du “syndrome du sauveur” que l’on retrouve parfois chez les occidentaux. Sarah échoue, mais elle ne vaut pas moins qu’un autre ou que le spectateur passif, car la révolte ne peut être l’affaire d’une seule personne.
On pourrait regretter une conclusion un peu précipitée, avec un retour au quotidien morne mais sécuritaire, et un traumatisme enfoui derrière une illusion de liberté retranscrit dans une séance de karaoké où Sarah entonne S&M de Rihanna. Ce serait toutefois sans compter ce plan final, qui la montre à nouveau dans une voiture sur les routes jordaniennes sans préciser s’il s’agit de sa fuite ou de son retour sur place, comme pour signaler que son esprit ne pourra de toute manière jamais quitter ces lieux.

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Moon de Kurdwin Ayub - en salles le 30 avril 2025

JE LE JURE

Les jurés sont à l’honneur en cette fin d’année, d’abord avec le nouveau-dernier film de Clint Eastwood, Juré N°2, et surtout avec la première mondiale de Je le jure de Samuel Theis. Une séance qui fait l’objet d’un encadrement “exceptionnel” en lien avec l’accusation de viol ayant eu lieu pendant le tournage et mettant en cause le réalisateur. Une suite logique à la réaction des producteurs au moment des faits (accompagnements des personnes touchées et/ou des victimes, mise à distance du cinéaste…), avec une non-mise en lumière de Theis (bien qu’ils précisent que cela ne veut pas dire jugement de culpabilité) et une discussion autour de ce processus. Cette démarche, encore rare, permet ainsi au festival de projeter un film que le comité a beaucoup apprécié, tout en prenant en considération le contexte de production .
Avec Je le jure, Theis tente de jongler entre plusieurs histoires : le jugement pour homicide involontaire d’un pyromane, une histoire d’amour entre trentenaire et personne âgée, et la place de la famille. A travers elles, il est question de différences de classes sociales, tantôt abordées avec justesse – Fabio (Julien Ernwein), maçon issu d’une famille d’immigrés, tente un rapprochement avec Ève (Louise Bourgoin), médecin, en vain – et tantôt avec maladresse – l’un des jurés veut toujours ramener l’accusé (noir et musulman) à son appartenance, sans que jamais ça ne soit vraiment plus approfondi que cela. La réussite majeure du film se situe dans la définition du système judiciaire français, entre le choix des jurés (et les discriminations qui y sont liées) et la place de la juge d’instruction, très bien interprétée par Marina Foïs. Parfois reléguée à une fonction trop explicative en répétant les rôles de chacun lors des consultations de jurés mais elle s’éloigne aussi du cliché de la dureté symbolique de la justice, en guidant ces délibérations sans jugement moral ; elle rappelle quel serait l’effet de cette peine sur l’accusé et remet ce dernier en place ainsi que l’avocate générale quand le crime n’est plus au centre du débat…
Reste toutefois une fin particulièrement décevante, se rapprochant de celle du film d’Eastwood – bien plus claire et mieux exécutée – sur la fin du procès et les conséquences psychologiques sur les jurés, notamment Fabio et Ève, voulant une peine moins lourde mais qui semblent désemparés lors du vote final alors que les délibérations allaient plus ou moins dans leur sens. Manque de clarté, donc, sur ce qui motive de telles émotions et qui se prolonge dans la conclusion qui aborde la finalité de la relation entre Fabio et Marie (une retraitée). Si montrer une relation avec un tel écart d’âge est une intention louable, cela s’avère décevant tant l’incarnation donne l’impression d’une idylle à sens unique : Fabio n’a jamais l’air aussi intéressé par Marie que l’inverse. Sûrement faut-il y voir le choix du confort, lequel, en l’état, donne surtout l’impression d’un “attendu de principe” sans consistance dont on est en droit de questionner la pertinence.

LITTLE JAFFNA

La séquence d’ouverture de Little Jaffna, dont Lawrence Valin est réalisateur et interprète principal, rappelle celle de Spectre (Sam Mendes, 2015) : une grande fête traditionnelle, sauf qu’ici le “Dia de Los Muertos” est remplacé par la fête de Ganesh, un des dieux de la religion bouddhiste sri lankaise. La caméra déambule au cœur de cette célébration en plein Paris, laquelle a pourtant des airs de Jaffna, la principale ville dont sont originaires les tamouls en France. À ce mélange des cultures se greffe un mélange des genres, l’infiltration à la James Bond rejoint Kollywood (industrie des films tamouls au sud de l’Inde) et évacue le réalisme dans une scène où un coup de poing peut faire voler à cinq mètres plus loin.
La coupe suivant l’impact est violente puisqu’elle nous fait passer dans l’ambiance clinique d’un interrogatoire de police : il est question du recrutement de Michael (Lawrence Valin, donc) dans les services secrets afin qu’il infiltre le gang tamoul des Killi’z. C’est un large réseau qui rackette les commerçants de « Little Jaffna », un quartier du 18e proche de la gare du Nord. L’argent ainsi récolté sert à faire survivre la lutte pour l’indépendance menée par les Tigres tamouls au nord du Sri Lanka, considéré comme un groupe terroriste comme l’indique un panneau introductif. On sent dans l’interrogatoire, mené par un policier hors-champ à la voix tout sauf bienveillante, que Michael est traité comme un étranger ; il n’est même pas cru quand il affirme être né à Clermont-Ferrand.
Little Jaffna n’est pour autant pas à charge contre la police française, Lawrence Valin illustrant une volonté de rester dans la nuance. Le gang combattu est loin d’être un groupe de Robin des Bois seulement guidés par une bonne morale que la police réprime injustement. Leurs pratiques sont brutales comme le montre une scène sur le toit du QG où ils torturent à mort un homme qu’ils pensent être un traître et où, plus tard, Michael subit un nouvel interrogatoire par leurs soins, similaires à celui qui lui a été imposé par la police mais cette fois sous la menace des armes.
Présenter ainsi une communauté méconnue et discrète est un choix risqué car cela peut créer la croyance que les tamouls sont aussi communautaristes, qu’ils n’acceptent personne venant d’une autre ethnie et n’hésitent jamais à employer la violence.
C’est pourquoi Lawrence Valin opte pour une approche différente en rendant « cool » le fait d’être franco-tamoul, sans ériger ces personnes en modèles à suivre mais pour créer des références auxquelles les jeunes peuvent s’identifier comme Scorsese ou Coppola ont pu le faire avec la mafia new-yorkaise de « Little Italy » dans Mean Streets ou Le Parrain, toutes proportions gardées. Malheureusement, la comparaison s’arrête là. S’il tend effectivement à citer ces maîtres, Little Jaffna souffre d’une mise en scène uniforme calibrée pour une diffusion Netflix entre une absence de jeu sur les échelles de plan – ils sont d’ensemble ou à la taille tout au plus – et la nervosité injustifiée du montage – une coupe toutes les quinze secondes maximum, même dans les scènes du quotidien où cela ne s’y prête pas. Une discorde fond-forme qui fait écho à une problématique tristement contemporaine où les enjeux de représentations paraissent plus importants que la manière de les exprimer.
La crise identitaire de Michael fait d’ailleurs écho à des problématiques communes à tous ceux ayant une double culture : il ne sait plus où se placer. C’est l’aspect autobiographique du film, Lawrence Valin étant lui-même franco-tamoul, qui décide de ce qui est à l’écran – les fêtes traditionnelles, la décoration de l’appartement de la grand-mère du héros, l’attirance pour les véhicules sportifs aux couleurs flashy et ornées de néons… – bien que cela s’oppose à l’idée qu’il n’a pas être ici comme lui font sentir ceux qu’il rencontre à l’exception de sa grand-mère. A la fois discriminé par sa couleur de peau et par son enfance clermontoise, il n’est accueilli ni en France ni dans sa communauté, à l’image d’un film qui, restant le cul entre deux chaises, perd en identité et en profondeur.


Déjà nostalgiques des festivités de l’Industry Village qui prenaient fin le lundi soir, nous décidons d’aller faire un tour au Patatrak pour ce qui est annoncé comme une soirée “années 80-90-2000”. Nous suivons le son lointain d’Earth Wind and Fire et la version de Can’t Take My Eyes Off You de Gloria Gaynor pour finalement se retrouver face à une boîte vide malgré le set installé, le volume à fond et les lumières qui balaient la salle. Une fin de journée digne de la conclusion de La Bête de Bertrand Bonello qui nous encourage, nous aussi, à rentrer à notre place et se coucher de bonne heure pour mieux profiter des projections du lendemain.


Talia Gryson, Pauline Jannon, Pierre-Alexandre Barillier & Mathis Slonski


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Little Jaffna de Lawrence Valin - en salles le 30 avril 2025