Par Super Seven
Le festival touche à sa fin, les films en compétition se succèdent et avec eux l’espoir d’une ultime bonne surprise s’amoindrit. Néanmoins, l’ambiance chaleureuse est toujours au rendez-vous et nous encourage à profiter davantage des rencontres informelles facilitées par la proximité entre les festivaliers, les équipes du festival et les professionnels. Après cet ultime billet “classique”, vous pourrez ainsi retrouver sur notre site des interviews de Charlène Favier et Lawrence Valin, respectivement pour Oxana et Little Jaffna, deux films chroniqués précédemment.
PEACOCK
Dans Peacock de Bernhard Wenger, il est possible de louer une “personne”. Pour éteindre un kart de golf (et jouer aux héros), ne pas aller seul à un événement… Si cette proposition semble alléchante à première vue, elle est aussi basée sur le faux (de faire croire quelque chose qui n’est pas, réellement). Matthias est de ces “personnes” et l’a bien compris : sa vie n’a plus rien de vrai. Son couple est au point mort, il y est incapable de jouer la moindre émotion puisqu’il ne vit que par et pour le travail. Un constat très (trop?) vu au cinéma, certes bien introduit (on voit très vite ses différences de comportement en “mission” et dans son couple) mais qui ne suffirait pas. Pourtant, l’auteur bouscule ça en scindant très vite son film en deux parties : celle que l’on vient de décrire et le reste, amenant le vrai de son travail dans sa “vie” privée, chamboulant toute son existence et lui faisant enfin ressentir quelque chose. Wenger adapte justement les sentiments de Matthias à sa mise en scène. Quand il a peur, le suspense monte et l’horreur pointe – par les bruitages (une balle de chien, un bruit de chauffe-eau, une alarme de voiture…), la musique et le manque d’éclairage – bien qu’il le désamorce souvent en finissant la séquence par la comédie et/ou l’absurde (un ami faisant irruption dans le champ, un cadavre de chien dans la piscine…) ; quand il est sensible aux charmes d’une femme, Peacock se transforme en comédie romantique… Un mélange des genres audacieux – notamment pour un premier film – mais qui s’avère frustrant. Malgré ses nombreux détours, Peacock ne sait jamais réellement où il va au-delà de son questionnement initial sur la routine et son impact insoupçonné sur l’existence. C’est d’autant plus regrettable vu la performance d’Albrecht Schuch (notamment révélé dans À L’Ouest, rien de nouveau), capable de jongler entre froideur, confusion et peur sans peine – notamment dans les quelques séquences ou Matthias se pense poursuivi par l’ex-mari d’une femme qu’il a indirectement poussé au divorce – au point de rendre toutes ses mutations crédibles. La finalité est toutefois étrange, à la fois aussi simpliste que ce qui précède par sa morale attendue – Matthias doit apprendre à ne pas vivre pour le travail mais pour lui – et en même temps plus retorse que cela par l’ironie qui transparaît : personne ne prend ce revirement de pensée au sérieux. Un élan de perversité bienvenu mais un poil tardif, qui laisse songeur sur le potentiel d’un cinéaste somme toute inspiré..
LE SYSTÈME VICTORIA
Il ne fait pas bon s’appeler Victoria cette année aux Arcs. Après le médiocre Vittoria (billet Les Arcs #2), nous tenons avec Le système Victoria de Sylvain Desclous le second plus mauvais film de la sélection globale du festival.
Adapté du roman éponyme d’Eric Reinhardt — que je ne pourrai commenter, faute de l’avoir lu —, le récit suit l’histoire de David (Damien Bonnard), directeur de travaux d’une tour en construction depuis des années qu’il faut livrer au plus vite à ses riches promoteurs. Le décor est vite planté (froid et en béton), avec une visioconférence où l’on comprend bien que David a des valeurs contrairement à ces grands patrons qui restent le cul posé sur leur chaise… Une séquence aux dialogues d’un manichéisme ridicule, complètement à côté de la plaque, qui ouvre le bal d’un film pensant déployer un système complexe où chaque personnage est à la fois un individu avec des conflits intérieurs et le rouage d’une machine plus grande que lui, pour au final n’être qu’une caricature d’un Stéphane Brizé mélangé à du Verhoeven sous prozac.
Partons de ces deux polarités, le politique et le sensuel. Elles sont toutes deux exacerbées par la rencontre de David avec Victoria (Jeanne Balibar), directrice des ressources humaines d’une grande entreprise mais surtout séductrice énigmatique qui attire rapidement le père fraîchement divorcé dans sa toile. La dynamique de cet étrange couple martèle qu’ils ne lisent pas la relation au même degré à cause de leur trop grande différence de milieu : David se tue au boulot pour vivre modestement alors qu’il rêve d’être un grand architecte écolo pendant que Victoria vit dans le luxe, parle couramment plusieurs langues et n’est jamais montrée au travail à l’écran. La relation influence David qui devient désagréable avec tout le monde en revoyant à la hausse ses ambitions pour montrer que chaque opprimé peut être l'oppresseur d’un plus petit que lui. Que tirer de ce constat ? Pas grand chose, à l’image du happy end faussement amer où David réussit à rendre la tour à temps en ayant crié sur tout le monde et demandé à ses ouvriers de faire des heures supplémentaires non payées (ce qu’ils acceptent parce qu’au fond David c’est un mec comme eux, il reçoit la pression de ses supérieurs et il veut faire du bon travail…). Tout le monde trinque ensemble, le riche promoteur continue d’être riche et méprisant, les artisans de se faire exploiter avec le sourire en jurant une énième fois que “c’est la dernière fois”... Le système du titre n’est ni vraiment représenté ni remis en question, puisque Desclous ne s’attarde jamais sur les travailleurs pour mieux se concentrer sur le couple malsain de David et Victoria. Pourquoi pas, personne n’est obligé de faire du cinéma engagé. Reste que la romance est tout aussi insipide, avec des acteurs qui semblent à peine convaincus de ce qu’ils incarnent ; il n’est d’ailleurs pas rassurant que, lors du débat après séance, Jeanne Balibar n’ait pas compris son rôle comme le cinéaste. Tout est précipité, dans le récit comme dans les moments de séduction qui sont pour la plupart de banals champ-contrechamps, allant à l’encontre de ce que l’on attend ressentir devant un désir naissant et lascif. Sylvain Desclous semble ne pas assumer la froideur de ses personnages et tente maladroitement de leur insuffler un peu d’humanité, par exemple en les faisant se retrouver dans un club échangiste lors d’une grotesque séquence pleine de néons et de travellings sur des corps à demi dévoilés, pour ne pas trop en montrer de ce lieu qui appelle pourtant au plaisir des sens et à la luxure. Les scènes érotiques se répètent sans jamais parvenir à nous faire ressentir de volupté, se coupant rapidement par peur de donner de la substance par la chair.
Il fallait s’y attendre, la vénéneuse Victoria manipule le naïf David depuis le début, mais la chute n'empêche pas ce dernier de retomber sur ses pattes. Un ensemble de péripéties inconséquentes donc, à l’image d’un film tristement dénué de conscience politique.
Peacock de Bernhard Wenger - en salles le 18 juin 2025
HORS SERVICE
Retour dans la salle des festivals pour le seul documentaire présenté aux Arcs, Hors-Service de Jean Boiron-Lajous, qui présente cinq fonctionnaires ayant démissionné de différents services publics : un postier, une juge, un policier, une enseignante et un médecin. Le dispositif est simple : ils sont réunis dans un hôpital, métaphore d’un secteur laissé à l’abandon où ils dressent, au fil de longues discussions, un état des lieux de leur profession respective. Par ailleurs, ce jeu tend à alerter sur la nécessité d’une rénovation du service public, dont la juge rappelle en exergue que nous sommes tous usagers au quotidien. Chacun prend la parole à tour de rôle pour raconter les circonstances qui l’ont poussé à la démission, leurs désillusions et les conséquences sur leur santé physique ou mental. Le réalisateur ne prémâche rien : pas d'illustration de ce que disent les orateurs, laissant à ce dernier une totalité liberté, partagée par le spectateur qui y mêle ses propres images mentales. Les plans sont serrés sur celui qui raconte pour instaurer un face à face avec l'écran et les différents récits sont rarement parasités par les autres interlocuteurs ; on ne coupe pas la parole à celui qui témoigne, Hors-service fait la part belle à l'écoute d’autrui. Sans rejeter la faute spécifiquement sur Emmanuel Macron, c’est l’Etat en tant qu’entité qui est mis en cause, avec comme seule personnalité nommément critiquée l’ex-ministre de l’Education Michel Blanquer pour sa loi sur l’enseignement en 2019.
En ne datant que rarement les histoires, c’est la longue agonie des services publics qui se raconte peu à peu. Cela ne date pas d’hier, en revanche ce qui est original c’est de donner la parole exclusivement pendant 1h30 à ceux que les institutions ont broyé sans plateau télé impliquant des commentaires condescendants de pseudos journalistes.
Ces institutions ont en commun d’être touchées par des contraintes économiques toujours plus fortes, néfastes pour la qualité des services avec des conséquences plus ou moins mortelles. On a par exemple un récit de la médecin qui raconte avoir été mise en examen pour une erreur médicale commise dans la précipitation et qui aurait pu être fatale au patient.
Le policier fait état d’injonction de faire du chiffre pour toucher des primes, d’où les arrestations pour des petits délits plutôt que la prise de temps sur de grosses affaires.
Le facteur fait l’état des lieux de la Poste depuis sa mise en concurrence en 2011, la faisant dès lors fonctionner comme une entreprise ayant la nécessité d’être rentable. Avec cela sont apparus des mots habituellement réservés au privé, « surqualité » est l’un d’eux. Concept qui ne peut exister que dans un système capitaliste, tous les protagonistes se demandent ce qu’il signifie réellement. Pour l’expliquer, le facteur donne l’exemple du temps passé avec les clients, désormais, compté et considéré comme perdu. Or, étant un métier de service, la relation client est primordiale, notamment dans les zones rurales où beaucoup de personnes âgées voient ce moment comme un lien social important ; le facteur déplore l’impression que les patrons veulent faire d’eux des robots. Cette place accordée à celui-ci, au milieu de métiers plus reconnus socialement, le remet sur un pied d’égalité en termes de reconnaissance par rapport aux autres. En sortant de la projection, un spectateur clame « on connaît les facteurs mais on ne sait pas comment le métier fonctionne », ce qui est assez représentatif de la manière dont sont vus les facteurs qui ont pour principales représentations populaires Bienvenue chez les Ch’tis et le Facteur Cheval.
On peut toutefois regretter le choix arbitraire et inexpliqué d’exclure certaines catégories de fonctionnaires, par exemple les cheminots alors qu’ils sont largement touchés par la mise en concurrence et la privatisation.
Hors-Service dépasse cependant la seule question des discussions en envisageant celle du militantisme. Par le biais d’appels téléphoniques, la conclusion présente des fonctionnaires en lutte, refusant de quitter leur institution pour tenter de la changer de l’intérieur. S’instaure un dialogue entre ceux broyés par le système, désillusionnés et les militants qui vont jusqu’à mener des actions en justice contre leurs supérieurs ; un policier rejoint le groupe pour raconter son combat pour défendre un jeune victime de violences illégitimes dans un commissariat.
Aucune solution n’est trouvée mais le désespoir ne l’emporte pas pour autant, contré par l’arrivée dans l'hôpital de dizaines d’autres fonctionnaires ayant un métier similaire aux cinq démissionnaires. C’est ainsi que naît l’espoir d’une lutte commune, du moins d’une solidarité plus grande.
Malgré une sélection légèrement décevante, notre favori de la compétition (Kneecap) s’est vu récompensé du plus haut prix des Arcs et nos quelques autres (re)découvertes (Vermiglio, Queer, Oxana, Little Jaffna) nous promettent une poursuite d’un travail “hors les murs” du festival pour défendre ces titres. Les plus aventureux d’entre nous ont pu profiter des pistes de la station, le reste se contentant du bon air de la montagne. Une semaine sous l’égide de la convivialité qui déconnecte de manière bienvenue de la grisaille francilienne.
Pierre-Alexandre Barillier, Pauline Jannon & Mathis Slonski
S7
Hors-service de Jean Boiron-Lajous - en salles le 30 avril 2025