Andrzej Munk, cinéaste de l’ironie et du sarcasme

logo superseven

Par Super Seven

le 16/03/2021
munk.jpg

Andrzej Munk

Andrzej Munk est un nom éclipsé par ceux des grands cinéastes polonais, tel que Andrzej Wajda, Roman Polanski, ou encore Jerzy Skolimovski, qui ont tous fait de longues carrières à l’international. Cependant, Andrzej Munk est un des réalisateurs majeurs de l’École Polonaise, mouvement cinématographique primordial de ce pays. Après une jeunesse cachée durant la guerre, puisque juif, puis des études d’architecture et de droit, il rejoint la prestigieuse école de cinéma de Łódź, par laquelle passent les plus grands. Avec une douzaine de courts métrages, un moyen, et quatre longs, produits entre 1949 et 1963, il passe du documentaire à la fiction et incarne pleinement l’évolution du cinéma polonais des années 1950. De la primauté du réalisme socialiste à l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes qui s’en éloigne vivement, Munk parvient à créer un style personnel et reconnaissable tout en mettant en exergue les questionnements de la Pologne communiste d’après guerre.


UN DÉBUT DE CARRIÈRE À DEUX VISAGES : ENTRE SOUMISSION AU RÉGIME ET ÉMANCIPATION PROGRESSIVE


Ses premiers pas en tant que cinéaste sont caractéristiques de son époque. Une fois sorti de l’école de Łódź en 1949, où il réalise son œuvre de fin d’études, il est engagé aux Studios de films documentaires, où il fait ses armes en mettant en scène des documentaires de propagande soviétique. Le cinéma polonais est alors étatisé, et suit le dogme du modèle communiste, que les réalisateurs doivent exalter avec optimisme. Les courts métrages documentaires de Munk, destinés à paraître dans les chroniques polonaises de l’époque, ne font pas exception à la règle. Ils ne présentent en réalité que peu d’intérêt si ce n’est d’un point de vue historique, incarnant pleinement ce qu’est un objet de propagande communiste auxquels doivent contribuer les artistes. En poussant le bouchon, on peut même y retrouver quelques bribes très effacées de son futur cinéma. En effet, l’expérience acquise dans le filmage des trains sur le tournage de "La Parole de cheminot" (Kolejarskie słowo) annonce son grand film "Un homme sur la voie" (Człowiek na torze) trois années plus tard. De même, l’usage de parcelles d’ironie, lorsqu’il montre les visages d’individus comblés par le régime dans "Les Mémoires des paysans" (Pamiętniki chłopów), poussant ainsi le spectateur de l’époque à une comparaison entre sa vie et celle décrite dans le film, deviendra par la suite une composante beaucoup plus marquée et essentielle de son style.

Mais après 1953, année marquée par la mort de Staline, les films d’Andrzej Munk deviennent de moins en moins idéologiques et dessinent de plus en plus sa patte. Son court métrage documentaire "Un Dimanche matin" (Niedzielny poranek) témoigne de ce changement. Le cinéaste s’essaye à l’humour dans ce bon divertissement au ton léger, qui suit le trajet d’un autobus et de ses divers passagers à Varsovie un dimanche matin. À travers une histoire simple, il réussit à montrer la beauté de la vie dans son quotidien sur un ton comique, usant d’une voix off propre à son ironie malicieuse, qui souligne la diversité des passagers et la manière dont se forme leur opinion face aux
péripéties du voyage . En montrant tous ces individus différents non politisés, Munk s’éloigne de la pensée unique du dogme soviétique, nous offrant une jolie capsule du Varsovie des années 1950 de laquelle se dégage une certaine élégance.

Pour finir, on ne peut que citer l’objet étonnant qu’est "Les Hommes de la Croix bleue" (Błękitny krzyż), moyen métrage sorti en 1955. Ce dernier raconte l’histoire vraie d’une expédition durant l’hiver 1945 où des sauveteurs se faufilent à travers les lignes allemandes dans les montagnes pour porter secours à des résistants. Même si le film est un documentaire, il lorgne avec la fiction par le déploiement d’une mise en scène dramatique. Malgré l’optimisme que le dogme oblige, Munk ne délaisse pas la psychologie des différents personnages. La splendeur des montagnes comme cadre du récit, révèle les conditions extrêmes du tournage, qui ne peuvent que laisser bouche bée. Ainsi, le réalisateur livre une œuvre de divertissement très plaisante qui souligne un pas fait à l’opposé du cinéma en vigueur ; la même année, Andrzej Wajda sort "Génération" (Pokolenie). Si le film est tronqué par la censure, il demeure visionnaire par son propos qui annonce l’émergence de l’École polonaise. Un train est un mouvement, celui d’un renouveau cinématographique, et Andrzej Munk n’hésitera pas à le prendre avec son prochain métrage.

image 2.jpg

Les Hommes de la Croix bleue (Błękitny krzyż)

L’ÉCOLE POLONAISE OU LE RENOUVEAU DU CINÉMA POLONAIS


"Un homme sur la voie" (Człowiek na torze) scelle une véritable rupture au sein de la filmographie du cinéaste. Il constitue sa première incursion dans le film de fiction et son éloignement définitif du réalisme socialiste. Il sort en janvier 1957, quelques mois avant le chef-d’œuvre "Ils Aimaient la vie" (Kanal) d’Andrzej Wajda, et ouvre ainsi la voie à beaucoup d’autres.

En 1953, la mort de Staline marque durablement l’Europe de l’Est. La chape de fer du stalinisme s’étiole et les peuples réclament plus de liberté. Après la répression d’une révolte ouvrière dans la ville de Poznań, l’élection de Władysław Gomułka en octobre 1956 change la donne. Plusieurs réformes démocratiques permettent alors une courte période de dégel. C’est dans ces années au contexte particulier qu’émerge “ l’École polonaise “. D’un point de vue artistique, cette dernière rompt avec le réalisme socialiste en évitant tout manichéisme et en donnant de la place à l’individu, sans oublier de mettre en exergue les démons de la Pologne d’après guerre.
Sur beaucoup de points Un homme sur la voie constitue un parfait exemple de ce cinéma. Le film commence par la mort d’un homme : celle d’un vieux cheminot percuté par un train. S’établit alors une véritable investigation des autorités, à travers divers interrogatoires, pour comprendre les raisons de ce prétendu accident. Narrativement, l’introduction de la subjectivité est inhabituelle et dénote déjà d’une conception plus floue et subtile de la vérité que celle contenue dans les grossiers traits idéologiques du réalisme socialiste. Cette subjectivité prend forme à travers les divers témoignages des personnages jalonnant le métrage. Il s'apparente ainsi au modèle narratif et thématique du "Rashōmon" de Kurosawa. Quelle est la vérité ? Suicide, accident, ou assassinat ? Qui est responsable de la mort de ce vieil homme ? Toutes ces questions sont soulevées. Mais où le film est encore plus passionnant c’est quand il trace le portrait moral du défunt, sans sombrer dans la facilité du manichéisme. Ce personnage, du nom d’Orzechowski, est présenté à travers les divers flash-backs comme très ambigu. Si dans un premier temps il nous est exposé comme rude, antipathique et sévère, se comportant comme un tyran sur sa locomotive, il montre parfois un visage plus tendre, notamment hors du travail, et on peut percevoir une certaine beauté dans les valeurs inébranlables de ce personnage qui a traversé l’histoire et les régimes politiques. Il est l’image d’une certaine Pologne dépassée par son temps. Dans cette réflexion sur l’Histoire, le motif de la locomotive, objet de mouvement, n’est pas anodin. Ainsi, Munk fait le choix de ne jamais donner de réponses absolues aux questions soulevées par le métrage, laissant au spectateur le choix. Ce visage complexe de la vérité est souligné par le travail de la photographie au sublime noir et blanc contrasté. Le réalisateur dresse alors une critique brillante de la pensée unique et par conséquent du modèle idéologique soviétique.


LE STYLE MARQUÉ D'UN CINÉASTE POLONAIS


C’est certainement dans "Eroica" et "De la veine à revendre" que le style de Munk est le plus perceptible. "Eroica", sorti en 1958, est composé de deux histoires distinctes se déroulant pendant la Seconde guerre mondiale. La première, intitulée « Scherzo alla Polacca » (littéralement “ Blague à la polonaise “), se déroule durant l’Insurrection de Varsovie en 1944 - à laquelle Munk a d’ailleurs participé. Elle raconte l’histoire d’un homme qui face aux dangers de l’insurrection rentre chez lui à Zalésie, et y découvre sa femme le trompant avec un officier hongrois. S'ensuivent alors péripéties, retour à Varsovie au côté des insurgés, puis nouveau retour au bercail... La seconde histoire, « Ostinato Lugubre », raconte l’histoire d’un groupe de militaires polonais dans un Oflag dont aucun prisonnier ne se serait évadé, à l’exception d’un officier légendaire nommé Zawitowski. En réalité, ce dernier n’a jamais quitté la baraque mais se cache sous le toit en étant ravitaillé par un autre prisonnier. Une dernière partie « Con Bravura » n’a pas été intégré dans le montage final, créant par son absence un déséquilibre dans l’œuvre que l’on peut déplorer. Déséquilibre d’autant plus présent par une inégalité de qualité entre les deux histoires ; la seconde étant bien supérieure à la première. Cependant, le film a un intérêt fondamental dans la démystification qu’il fait de l’héroïsme. « Scherzo alla Polacca » s’attaque à l’image romantique du héros résistant dans un engouement national, tout en soulignant son caractère vain. Si le protagoniste retourne se battre, c’est bien pour un intérêt plus qu’ambigu qui s’avère finalement perdu. Plus globalement, si le ton est comique, en étant proche de la farce, il est souvent désamorcé par la brutalité de la réalité, lorgnant alors plus avec la satire. C’est bien entre lâcheté et héroïsme, puis tragédie et vanité, que se situe la démystification de l'héroïsme dans ce premier sketch. Quelque part entre "Stalag 17" et "La Grande Illusion", la seconde partie de "Eroica" est fascinante. Les personnages de « Ostinato Lugubre », qu’ils soient régis par un code moral propre à l’armée, ou désabusés, évoluent dans un univers clos où plane le mythe de l’officier évadé, Zawitowski, qui aurait sauvé l’honneur du camp. À la fin du film, Zawitowski se suicide, rongé par la culpabilité après la mort d’un prisonnier désillusionné. Si la supercherie du mythe demeure même après ce suicide, rappelant le fameux “ print the legend “ fordien, Andrzej Munk dévoile ironiquement le visage ambigu et amer de l’héroïsme, puis de ses conséquences funestes, dans un univers de claustration.

Avec "De la Veine à revendre" (Zezowate szczęście), sorti en 1960, le récit ne prend plus seulement place pendant la Seconde guerre mondiale, mais retrace toute la période moderne de la Pologne : des années 1930 marquées par la montée du national socialisme aux années 1950 qui sont celles de la Pologne communiste. On a donc toute l’Histoire récente de la Pologne qui entre dans la ligne de mire du cinéaste et, au milieu de celle-ci, un homme qui ne cessera d’être l’objet des tourments des diverses époques qu’il traverse. Cet homme à la poisse illustre est un Monsieur tout-le-monde au physique disgracieux et à la voix nasillarde. Sans grand idéal ni caractère héroïque, il n’a pas d’autre choix que d’agir lâchement afin de ne pas se faire broyer par l’Histoire, mais toujours en vain. Étudiant, rejeté car supposé juif à cause de son faciès, il se tourne vers les associations d’extrême droite mais se fait rosser par la police lors d’une manifestation, perdant ainsi son premier amour. Lorsque la guerre éclate, il s’engage mais ne parvient pas à rejoindre le front, étant capturé par les Allemands. Il fait alors croire à ses compagnons du camp qu’il est un vaillant officier patriote, mais le mensonge ne tient pas, et il est considéré comme espion. Et le schéma se répète ... Ce personnage est semblable à Sisyphe dans son effort constant d’adaptation à l’époque mouvante. Sous la Pologne communiste, le personnage se donne corps et âme au modèle, en étant bien souvent sans morale et scrupules, il y trouve même une place prestigieuse dans le monde bureaucratique. Mais après plusieurs années, il est envoyé en prison pour son passé douteux. C’est l’absurdité de l’Histoire, constamment en mouvement, que met en exergue Andrzej Munk à travers cette fresque tragi-comique. La scène de fin est particulièrement parlante : le personnage supplie qu’on le garde en prison où il a trouvé une certaine stabilité, mais on lui refuse cette demande et il est ainsi relâché dans le mouvement de l’Histoire qu’il fuit.

Ces deux films incarnent à la fois pleinement le cinéma de l’École polonaise et le style de Munk. On retrouve par exemple dans le cinéma d’Andrzej Wajda l’expérience douloureuse de la guerre, le déchirement de la Pologne après celle-ci, ou encore le visage ambigu de l’héroïsme vain. Celui de Jerzy Kawalerowicz, avec un sous-texte plus psychologique que politique, met en exergue les passions humaines dans la Pologne du dogme communiste. Plus globalement, l’École polonaise se caractérise par une rupture avec le réalisme socialiste. Thématiquement, le réalisateur est ainsi proche de ses congénères, mais il diffère par son style. Ce dernier, à l’humour grinçant, sarcastique, et ironique, est caractérisé par un refus de tout lyrisme, se refusant toujours à l’exaltation de ses personnages médiocres.


UN FILM INACHEVÉ POUR CLORE UNE COURTE MAIS RICHE CARRIÈRE


Andrzej Munk meurt en 1961 dans un accident de voiture, lors du tournage de son dernier film, "La Passagère", qui demeure donc inachevé. Du métrage qui sort deux ans plus tard grâce au travail de Witold Lesiewicz, émane une aura particulière. Celle-ci semble être caractérisée par la présence fantomatique d’un double aspect mémoriel : par le sujet du film, et par l’histoire qui l’entoure. "La Passagère" raconte l’histoire d’une ancienne surveillante SS qui croise sur un paquebot l’une de ses détenues polonaises en camp d’extermination, et qui raconte alors à son mari ces années sombres de son existence. Elle décrit le rapport de domination qu’elle a essayé d’imposer avec la captive, en essayant de se justifier. Par soucis de réalisme, le scénario est inspiré par la vie de Zofia Posmysz, survivante des camps d'Auschwitz et Ravensbrück. Dépourvu de tout lyrisme, le film n’hésite pas à montrer frontalement et avec froideur le processus d’extermination et d’asservissement des camps de la mort. Par la mémoire qu’elle donne de ces événements, l’ancienne surveillante cherche à imposer une vérité et une justification, qui fatalement s’étiolent peu à peu. Munk poursuit ainsi ses réflexions sur la vérité, et livre une œuvre glaciale et précurseure sur la mémoire de l’expérience des camps de concentration nazis.

Les éléments entourant Andrzej Munk contribuent également à donner cette aura particulière au film. Il convient de rappeler à nouveau que le réalisateur est né dans une famille juive, l’obligeant à se cacher durant la guerre, avant de prendre part à l’Insurrection de Varsovie en 1944. S’il n’a pas connu les camps de la mort, sa condition juive et son cynisme sarcastique donnent de la chair au propos de La Passagère. Le caractère inachevé du film, que l’on peut bien entendu déplorer, permet néanmoins à la présence fantomatique de Munk d’y planer. Witold Lesiewicz, qui termine le montage, choisit d’assumer pleinement ce caractère inabouti, avec une ouverture expliquant sa démarche : ne pas se risquer à s’éloigner des intentions de Munk en retournant, mais essayer de s’en rapprocher le plus possible dans le montage. Pour les scènes non tournées, des photogrammes appuyés par une voix off viennent expliquer ce que la scène devait être.

Ainsi, "La Passagère" est une œuvre étrange, marquée par la présence spectrale de son réalisateur mort et par la froideur de son sujet. Deux aspects qui lui offrent une fonction de remémoration intéressante. Malgré cette mort précoce, Andrzej Munk a marqué le cinéma polonais qu’il a embrassé avec brio dans ses évolutions. Aussi, sa courte filmographie peut être une belle porte d’entrée sur le cinéma de ce pays, incarnant à la fois ses préoccupations et ses thématiques. Au-delà de tout ça, le cinéma de Munk est celui d’un auteur au style ironique et caustique, qui questionne la vérité, l'héroïsme vain et l’absurdité de l’histoire, et dont l’élégance sarcastique et cynique serait définitivement bienvenue face aux folies de notre époque.



Benjamin Bray


image 5.jpg

Aleksandra Slaska et Anna Ciepielewska dans "La Passagère"