Nuri Bilge Ceylan : De Kasaba aux Herbes Sèches

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Par Super Seven

le 25/07/2023


« Ceylan est un météorologue de la nature humaine »
Cette affirmation de Frédéric Mercier, lors de sa présentation des Herbes Sèches au FEMA de La Rochelle, tend à résumer toute l’essence du cinéma de Nuri Bilge Ceylan. Surtout, elle est d’autant plus intéressante à avoir en tête sachant que cette nouveauté sort quelques semaines avant Kasaba, son premier long-métrage, diffusé en salles pour la première fois en France à partir du mois d’août grâce à Memento Distribution. L’oeuvre de Ceylan est en effet marquée par ce rapport étroit entre les éléments sauvages et les tréfonds de l’âme humaine, développé depuis ses débuts, partant d’un cinéma lourd de références pour s’affiner vers un style lui étant propre.

Homme de lettres devenu cinéaste autodidacte sur le tard, Ceylan laisse transparaitre son amour des mots et de la philosophie à chaque nouveau film, en jouant d’une atmosphère suspendue dans le temps où le poids des discours verbeux des protagonistes s’efface progressivement au profit de la fascination pour l’intensité des interprètes — parfois ses proches, comme dans Kasaba où ce sont ses parents qui offrent la performance la plus touchante sans être comédiens à l’origine —, ou bien l’étude du moindre détail de décor qui reste fixe alors que le temps s’étire. Il convient alors d’accepter cette sève, afin de se laisser bercer ensuite. Les dialogues sont certes très denses, mais ils importent finalement peu, et, tandis que les mots nous survolent, nous prenons avec le metteur en scène le recul voulu sur la nature des personnages : aussi brillants ou sombres soient-ils, ils restent des hommes.

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Kasaba (1997)

Ce paradoxe ressort de divers procédés de mise en scène courants chez Ceylan qui, de Kasaba aux Herbes Sèches, se montrent de plus en plus radicaux. Ainsi, les longs silences, ou plutôt des bruits de la nature, sont légion et permettent une aération du discours ; dans Kasaba, les séquences plus bavardes sont entrecoupées de longs plans d’un calme reposant, sur les simples mouvements des feuillages ou bien une tortue retournée qui peine à se remettre sur ses quatre pattes. Plus qu’un souffle de répit, ces moments créent une dimension quasi méditative, proche de celle que l’on expérimente chez Apichatpong Weerasethakul, mais aussi évidemment dans le cinéma d’Andreï Tarkovski, l’une des principales sources d’inspiration de Ceylan. Les Herbes Sèches pousse cette idée de pause plus loin encore, avec certains passages qui se transforment en diaporama des photographies prises par le protagoniste. Ce n’est plus une extension du temps à laquelle on assiste, mais sa suspension, durant laquelle nous sommes ramenés à notre condition de spectateur d’une fiction.

Ce jeu avec le public trouve son paroxysme dans la fameuse scène du dîner, source inévitable d'étonnement et d'interrogations. Après une montée en tension verbale, dont la seule soupape envisageable semble le rapport sexuel, Ceylan fait sortir son protagoniste du décor, pour marquer une pause et offrir une redescente de cette surchauffe cérébrale. Les interprétations sont multiples, et lui même n’entend pas apporter de réponses, mais l’on peut voir — du moins c’est mon choix — dans cette incursion dans les coulisses du film, un retour à la réalité qui concentre alors tous les arguments énoncés précédemment : les mots n’importent pas tant si le spectateur ne comprend pas qu’ils lui sont adressés, et la fiction n’est qu’un enrobage dont il faut savoir se détacher pour extraire la substantifique moelle du discours de Ceylan. Le récit se termine d’ailleurs par une voix off, qui s’adresse en apparence à la jeune élève, à qui est étrangement lié le professeur, mais qui résonne plus profondément comme un discours d’encouragement à l’émancipation envers toute la jeunesse turque.

Cette clôture renvoie ainsi directement à l’introduction de Kasaba, sublime séquence dans une salle de classe à l'allure documentaire, où les élèves sont filmés avec une tendresse comparable à celle d’Abbas Kiarostami dans Où est la maison de mon ami ?. Cette affection manifeste envers la jeunesse renverse le paradigme selon lequel le cinéma de Ceylan serait inaccessible à qui manque de culture littéraire, ou d’attrait envers la philosophie. Car ce qu’il affine, de sa première à sa dernière séquence en date, est une manière unique de livrer un discours universel qui considère le spectateur comme capable d’ouvrir ses réflexions vers un champ infini de possibles, et de tisser des liens entre une banale fiction du quotidien et leur propre mode de pensée. C’est en cela que Ceylan est un metteur en scène particulièrement humain, qui croit en la possible symbiose de l’esprit des êtres, pour que chaque flocon s’agrège en une neige dense, homogène et puissante.


Pauline Jannon


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Les Herbes Sèches (2023)