Critique du film Bushman

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Par Super Seven

le 02/05/2024

SuperSeven :

Un homme noir seul erre sur une route près de San Francisco, ses chaussures sur la tête. Un raccord en mouvement renvoie sur un jeune Nigérian qui marche lui aussi, un paquet sur la tête. Il arpente un chemin en pleine nature mais nous connaissons la condition de son pays, en guerre depuis plus d’un an. Du côté de San Francisco, Luther King et Bob Kennedy viennent d'être assassinés, le climat de tension (raciale notamment) est à son paroxysme et se retrouve dans l'absence de végétation, les grillages environnants et les fumées industrielles qui recouvrent le ciel. Pourtant Bushman, deuxième film du musicien David Schickele tourné entre 1968 et 1971 avant de devenir invisible jusqu’à cette sortie inédite, est lumineux, d’une vitalité ébouriffante et déchirante. On y suit le parcours fictif de Gabriel (incarné par Paul Eyam Nzie Okpokam, vrai réfugié nigérian que Schickele a rencontré lors de son travail avec les Peace Corps) pour questionner son intégration et la possibilité d’une nouvelle vie loin du conflit qui détruit les siens. Cet homme de la brousse, comme il aime à se définir, est l'incarnation d'un vent de liberté qui traverse les années 60 (la contre-culture hippie fait son oeuvre au même titre que la libération sexuelle) et que Schickele s'attelle à retranscrire via un dispositif hybride. En mélangeant archives documentaires tournées en Afrique et séquences de fiction tournées aux USA – saupoudrées d'une voix off d'Okpokam prise lors d'entretiens face caméra avec lui –, il nous met au plus proche de son ressenti et de ses pensées. On se retrouve dans une zone étrange qui convoque les captations tribales de Jean Rouch, le Shadows de John Cassavetes (ce racisme qui percute une narration éparse) ou les expérimentations formelles dans la manière de filmer la contre-culture et la rue de Morris Engel, avec ce regard protéiforme, presque insaisissable qui stimule autant qu’il fascine.

Il n’y a qu’à voir comment chaque nouveau plan rebat les cartes et s’inscrit dans un refus du réalisme pour mieux sublimer l’impression de liberté offerte par l’exil et la violence sourde qui s’y déroule. Ce sont les changements brusques de focales pour mieux redessiner l’espace : dès le début, le passage au grand angle à l’approche de la ville crée une illusion d’horizon infini ; rebelote quand Gabriel erre après le départ d’Alma. Ce sont aussi les situations improbables qui s’enchaînent comme la course en taxi-moto avec le chauffeur qui n’hésite pas à faire du wheeling en demandant à Gabriel de parler sa langue puis la danse passionnée d’Alma sur du Aretha Franklin dans le bar vide, scènes très découpées qui décuplent les sens en rompant avec la monotonie quotidienne perçue entre elles. Cette marche en avant est systématiquement placée sous le signe de la réinvention des territoires comme des relations, faute de pouvoir s’adapter à un microcosme en constante mutation qui refuse de passer outre l’altérité. Alma part pour vivre ses rêves et l’homme de la brousse devient l’homme à la bûche, séduisant une étudiante en sociologie blanche sur fond musical de “Blue Velvet” de Bobby Vinton dans une séquence qui présage certains des plus dangereux mystères lynchéens. Schickele s’attaque lui aussi à la façade américaine, celle qui craint qu’on gratte son vernis par peur d’y voir des choses sales alors qu’elle se croit progressiste. La curiosité attrayante du rondin renvoie à l’exotisme que Gabriel suscite chez son interlocutrice qui y voit un sauvage excitant. Laquelle ne tarde pas, après y avoir goûté, à se plaindre de “l’arbre” qu’il trimballe pour mieux le renvoyer comme un malpropre et lui de répliquer en affirmant la fierté de ses origines. C’est la même rengaine chez Felix (Jack Nance – acteur récurrent de Lynch, comme quoi), riche homosexuel au fétichisme prononcé pour les hommes noirs, qu’il flatte en évoquant leurs “costumes” ou en leur montrant des statuettes africaines avant de passer au paiement pour coucher. L’homme à la bûche reste celui de la brousse, celle-ci devenue jungle urbaine dans laquelle la survie est conditionnée à l’abandon de soi.

Schickele maintient une once d’espoir dans ce périple, en témoigne l’escapade dans la nature (à laquelle le cinéaste se greffe en tant que personnage) qui agit comme une pause dans ce récit à vive allure. Séquence parmi les plus documentaires de la fiction – on croirait voir un film de vacances –, elle ramène l’homme à une simplicité loin de toutes problématiques issues d’une quelconque construction sociale. Cette rupture de ton n’est pas sans rappeler les archives en Afrique qui témoignent elles aussi d’un rapport plus organique et sain des individus entre eux et avec le monde qui les entoure (sublimes moments de cérémonies qui distillent une mélancolie qui contraste avec le tumulte urbain). Elle permet dans le même temps à Bushman d’évoluer vers le retour brutal à la réalité qui reprend ses droits. D’une part la ville reparaît dans une scène étrange qui jure avec le reste en ce qu’elle délaisse Gabriel pour se concentrer sur Diane, femme qu’il a rencontrée lors de son expédition et dont le mari, artiste-philosophe digne d’un Woody Allen aussi idiot que raté, est très possessif. Leur scène de ménage se conclut par la décision de Diane de coucher avec son nouvel ami. Après une scène d’amour qui voit les corps noir et blanc de Gabriel et Diane fusionner au plus près – un tourbillon sensuel de gros plans contrastés en mouvement sur les lèvres, les yeux et les bras –, elle lui révèle au détour d’un bain que ses parents vont être déçus d’apprendre qu’elle le fréquente sachant qu’ils n’aimaient déjà pas le “hippie” avant. Un instant cruel teinté d’étrange poésie par le visage tout de blanc savonné de Gabriel qui retrouve au fil des mots sa couleur véritable ; le racisme est voué à le vaincre malgré ses efforts les plus vaillants pour s’intégrer. C’est aussi le point de bascule de Bushman vers le pur documentaire, avec l’annonce face caméra par un de ses amis que Okpokam a été arrêté puis condamné à l’expulsion du territoire pendant le tournage après des accusations à son encontre.

La fiction et la réalité ne font désormais plus qu’un et la chronique intime quitte le point de vue de Gabriel pour muer en récit d’une lutte concrète contre l’oppression. Sa voix demeure toutefois grâce à l’enregistrement, qu’on devine un peu contrebandier, de son point de vue sur cette affaire qui entérine la véracité du film initialement démarré par Schickele. La liberté stylistique intervient comme une réponse à celle dont on prive les minorités avec un travail de textures sonores et visuelles qui croît à mesure que la sentence approche dans un élan d’abstraction saisissant. Les bâtiments sont filmés dans leur implacable droiture tandis que les habitants, eux, parcourent le cadre tels des fantômes déshumanisés dans un enchaînement de tableaux évoquant déjà le futur Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Malgré le sourire inoubliable et gravé d’Okpokam dans un ultime roman photo, Bushman laisse un goût amer par sa contemporanéité insoupçonnée, compensée par une certaine euphorie à l’idée de se dire qu’une œuvre politique déterminante retrouve enfin ses lettres de noblesse.


Elie Bartin

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