Un week-end avec Richard Linklater : Before Breathless

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Par Super Seven

le 30/04/2024

À l’occasion du tournage de son film Nouvelle Vague à Paris, Richard Linklater a accepté l’invitation du Centre Pompidou, qui fait suite à sa rétrospective en 2019, pour présenter ses quatre derniers longs-métrages. Heureux (?) hasard, ces films ne sont pas sortis dans les salles françaises, bien que le dernier d’entre eux, Hit Man, dont la sortie chez nous n’est pas encore datée, soit prévu pour le grand écran.

La première découverte s’est faite avec Bernadette a disparu, sorti dans l’indifférence totale sur Canal+ quasiment trois ans après sa sortie américaine. Adaptation du roman éponyme — écrit par Maria Semple, best-seller pendant plus d’un an —, la Bernadette de Linklater prend une forme toute autre. Délaissant le registre épistolaire (lettres, courriels...) de Semple, il revoit totalement la structure, la rend plus linéaire sans effacer pour autant l’héroïne du récit. Le titre souligne qu’il est question de sa disparition mais contrairement au roman, il s’agit ici surtout d’opposer le point de vue de Bernadette à celui de sa famille à travers une galerie de personnages tous sympathiques. Cate Blanchett apparaît totalement insociable et névrosée pour notre meilleur divertissement, et les présences de Billy Crudup (en mari désabusé de Bernadette) et de Kristen Wiig (la voisine détestable) – grande actrice comique (mais pas que !) trop rare – ravissent toujours autant. Sur un mode mineur, Bernadette a disparu rappelle l’intérêt à porter à toute œuvre de Linklater. Par exemple, le passé de Bernadette se dévoile avec quelques vidéos Internet au style détonnant, avec ses transitions kitschs et ces intervenants face caméra. Une façon originale de jouer sur l’objectivité — relater joies et tragédies de la carrière et vie d’une femme — mais aussi de la subjectivité — théoriser sur son craquage — dans un récit ancré dans la peau de Bernadette et, plus tard, de sa famille. Surtout, il met en avant un personnage singulier : une misanthrope assez ambiguë, froide et pourtant très aimante et solidaire de sa famille. Une double facette rare dans la comédie américaine, d’autant plus pour une femme. On pourrait presque rapprocher la partition de Blanchett à celle, tout aussi froide, qu’elle mène dans TÁR de Todd Field ; un rôle de femme forte cachant ses faiblesses et sans réelle qualité rédemptrice. On assiste à sa chute, en comprenant les causes de celle-ci. Or agissant comme Linklater — dont le film suit quasiment tout le temps son personnage — mais avec un angle plus froid et fantasmé, Field enferme son récit dans une forme « labyrinthique » indéboulonnable de la subjectivité de son personnage. Blanchett s’amuse de cette matière à disposition et, dans le cas de Bernadette, trouve un rôle qui permet au spectateur de rentrer dans cette histoire assez simpliste pour la rendre plaisante.

S’en suivait la tant attendue redécouverte d’Hit Man, dont la sortie française ne devrait plus trop tarder. Le film nous avait déjà impressionné lors de son passage à Venise en septembre dernier au point de lui consacrer une critique : https://superseven.fr/critique-film/hit-man. Un avis que nous maintenons avec grand plaisir tant le revisionnage, qui plus est avec un public français, cimente la place d’Hit Man parmi les meilleurs films de son auteur. En connaissant ses tenants et aboutissants, force est de réaliser son efficacité absolue : sa narration est extrêmement fluide malgré ses nombreux revirements et les enjeux sont toujours clairs. En fait, Hit Man ne laisse aucune place à l’interprétation car il explique tout — notamment par l’intrigue où Gary (Glen Powell) enseigne à l’université. C’est précisément son sujet, l’enseignement au sens large, personnel pour Gary Johnson mais également dans le sens de la passation de savoir aux autres, qu’il soit universitaire (d’un professeur à ses élèves) ou bien plus littéral (communiquer des informations confidentielles à une personne pour l’innocenter). Jeu de vérités et mensonges à démêler, la “leçon” à tirer de cette aventure est de changer son regard sur soi et sur le monde. Tout cela dans un malin mélange de genres, du noir à la pure comédie, pour livrer l’une des meilleures expériences collectives — le film gagne à être vu avec une audience — de l’année.

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Bernadette a disparu

Dans un tout autre registre, un film injustement passé sous nos radars à sa sortie sur Netflix, Apollo 10 ½. Revenant à l’animation en rotoscopie quinze ans après A Scanner Darkly, il use le médium avec générosité pour plonger avec mélancolie dans le passé. Cela passe tant par une esthétique de cartoon d’époque (couleurs vives, malléabilité des corps malgré la prise de vue réelle initiale et psychédélisme assumé) que par un sens du détail (la ribambelle d’éléments sixties, du vieux tourne-disque au numéro de MAD en passant par les papier-peints improbables) qui n’a pas pour seul but la reconstitution confortable. Derrière l’histoire invraisemblable d’un gamin qui aurait marché sur la lune avant Neil Armstrong pour préparer le terrain à ce dernier, se cache surtout un questionnement de la machine à rêve que sont (ou étaient) les États-Unis. Entre émergence des pop et contrecultures (les Beatles croisent le cinéma bis des années 50), de luttes politiques variées (féminisme et écologie pointent le bout de leur nez à travers la grande sœur) et la course à l’espace, les terreaux sont fertiles pour l’imagination et l’émancipation du quotidien morne des banlieues pavillonnaires. L’animation est à ce titre idéale en ce qu’elle déréalise la vie du jeune Stanley, comme passée par le prisme d’une vieille télévision, pour mieux nous plonger dans son regard naïf et songeur, loin de toutes considérations autres que celle de toucher les étoiles. Dans cette exploration de la mémoire (la sienne et celle d’un pays) sans prétention si ce n’est le questionnaire de Proust qui prend peu à peu forme, le passé s’avère toutefois plus lourd qu’il n’y paraît quand se font ressentir la noirceur du bitume et la brutalité du métal au milieu de la nature soumise au progrès, le racisme et le sexisme des institutions vouées à glorifier l’homme blanc et la violence masquée par l’ambiance cool. L’enfance est ainsi un paradis perdu de l’innocence aux fusées riches en enseignement pour l’avenir – on en viendrait presque à fantasmer une relecture positive de la fin de La planète des singes. Quoiqu’il en soit, Apollo 10 ½ est la preuve de l’affection sincère de Linklater pour ses origines, sans avoir peur d’en gratter le vernis.

C’est d’ailleurs tout l’objet de la conclusion de ce festival linklaterien, avec la présentation de sa première incursion dans le pur film documentaire (et, chronologiquement, dernier film en date) : Hometown Prison. Fraîchement présenté au festival de Sundance, Hometown se présente comme le premier épisode d’une anthologie nommée God Save Texas, sorte de grand état des lieux de l’État dont Linklater est originaire. Ici, il s’attaque au système carcéral à travers le complexe pénitentiaire d’Huntsville, sa ville d’enfance et, (mal)heureux hasard, plus grande chambre d’exécution de la région, voire des États-Unis. Disposant d’une petite heure et demie, il ne s’agit pas pour lui de disserter sur la complexité de la notion de peine de mort — bien qu’il soit (à raison) sans équivoque contre – mais plutôt, pour donner corps à un projet dont les producteurs lui ont imposé d’être derrière et devant la caméra, d’offrir un panorama des plus larges sur l’endroit. Il dresse ainsi une toile de fond passionnantes sur cet état carcéral par l’opposition de certains avis, leurs évolutions et surtout les grandes failles qu’un tel système peut avoir. Alors, Linklater rattache cela à ses films : on passe devant des lieux mythiques de Dazed & Confused (le bar Emporium désormais commerce tout à fait lambda), et devant d’autres qui ont inspiré Everybody Wants Some!! parmi les grands moments de sa filmographie. Sans tomber dans la nostalgie la plus simple, il opère surtout une contextualisation de son œuvre. Cela passe par des visages qui ont indéniablement su s’imposer dans certains films ; l’un des intervenants, un ancien collègue de base-ball qui a fini par aller en prison, sous-entend qu’il a permis d’étoffer certains personnages d’Everybody Wants Some !!. Une impression renforcée par le montage alterné entre la conversation avec lui et des extraits du film. On y apprend aussi que le garde pénitentiaire alcoolique et maltraitant dans Boyhood fut l’un des compagnons de sa mère, le côté abusif en moins dans la réalité. En ramenant son entreprise à hauteurs de visages — pour certains, déjà familiers pour les cinéphiles —, Linklater ajoute du cœur et de la matière à ce documentaire — et en soi aux autres films cités —, loin du simple bus touristique vers les souvenirs d’une carrière. Hometown s’ouvre sur des images d’archives tournées par Linklater lui-même en 2003, lors de l’affaire Delma Banks Jr., dont l’exécution fut stoppée quelques minutes avant la procédure. Alors en pleine préproduction d’un long-métrage mettant en scène ce même système — film qui n’a jamais vu le jour –, il montrait déjà une révolte face à un État complice de mises à mort. Ces questions-là se construisent, tout au long du film, autour de plusieurs cas et de participants, bien qu’il ne remette jamais en cause les croyances de ceux-ci, qu’ils soient pour ou contre la peine de mort. Les deux côtés de la prison se rencontrent ainsi : les prisonniers d’un côté — on s’attarde sur eux avec la libération de certains ou par des images d’archives — et de l’autre certains postes au sein du centre — une gardienne dont on suit la vie de famille et ses convictions, un avocat pour le droit des prisonniers, une reporter spécialisée dans la chambre d’exécutions... La justesse précieuse de Hometown réside dans son montage et sa manière de faire rebondir des images d’archives, où certains intervenants tiennent des discours pro-peine de mort, sur d’autres — filmées par Linklater des dizaines d’années plus tard — où la confrontation répétée aux atrocités des exécutions les ont totalement fait changer d’avis. Toutefois, la pluralité de points de vue et de discours, aussi louable soit-elle, vire un peu au grand bordel confusant et — couplé à quelques transitions étranges (la manifestation contre une exécution entrecoupée d’un match de football américain avant de conclure par la mise à mort) — rend l’ensemble maladroit. L’épilogue en vient à « théoriser » que le Texas change, avec un changement des mentalités amené en partie par une population immigrée (à laquelle Linklater consacre les derniers instants d’Hometown Prison). Bien qu’étant un État toujours républicain, les regards changent et pourraient aussi influencer un changement dans la perception de la peine de mort. Le Texas en est à vingt exécutions depuis 2020, un chiffre aberrant mais en forte baisse comparé aux décennies meurtrières passées à la suite de la ré-institution de la peine capitale en 1982. Une évolution, oui, mais où le bon sens se trouve encore loin. Une bonne nouvelle toutefois, tant celle de promesses sur l’avenir avec ce constat final que celle d’un cinéaste que l’on prend toujours plaisir à retrouver et dont attend les futurs faits d’armes avec impatience.


Pierre-Alexandre Barillier


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